Les éditions de L’Herne ont l’excellente idée de proposer au public un extrait de texte (« Où va le monde ») tiré de son ouvrage, Pour sortir du XXe siècle, publié en 1981 par Nathan.
En voici un extrait :
« Nous sommes dans le devenir, et le devenir comporte passé, présent, futur. Rappelons une dernière fois que chacun vit une pluralité de vies, sa vie propre, la vie des siens, la vie de sa société, la vie de l’humanité, la vie de la vie. Chacun vit pour garder le passé en vie, vivre le présent, donner vie au futur. Il y a, non seulement en chacun, pour chacun, mais aussi pour les autres et pour la société une relation incertaine et antagoniste entre présent et futur. On se voue au présent et au futur, mais la part de l’un et de l’autre ne saurait se calculer comme un budget où l’on répartit la part de la consommation et celle de l’investissement. Chacun est livré à soi-même devant ce problème. Mais le sacrifice du présent pour l’avenir radieux prépare en fait un avenir affreux. Il faut de la joie et de l’amour dans le présent pour bien investir dans l’avenir. Il faut savoir jouir du présent pour aimer l’avenir. Il faut savoir que l’avenir lui-même fait partie du devenir, et passera lui aussi….
La vie politique, comme la vie amoureuse, prend sens dans des sublimes moments de communion, de fusion, de joie hic et nunc. Le livre d’Alberoni nous éclaire sur cette identité profonde entre l’extase collective et l’extase amoureuse (Enamoramento e Amore, traduction française : Le Choc amoureux, éd. Ramsay, 1981). Je sais certes que les libérations sont éphémères, que là où les nouvelles chaînes se brisent, de nouvelles chaînes se forgent, de nouveaux esclavages se préparent, et que là où une libération est incapable de faire naître une liberté, elle creuse la voie à une nouvelle oppression. Je sais que les nouvelles oppressions arrivent chargées de fleurs et de drapeaux, accueillies par les larmes d’espoir de ceux qui sont alors sûrs de sortir du malheur, et qu’alors commence un nouveau et terrible malheur. Je sais que rien n’est joué, que rien ne sera joué à jamais, définitivement, sauf la mort. Il nous faudra cheminer dans la joie et la souffrance, dans l’attente non plus de la promesse mais de l’inattendu…Je parle de mon expérience. J’ai vécu le minuit du siècle au moment même où Victor Serge¹ l’annonçait : le pacte germano-soviétique, l’invasion de la France, l’effondrement de l’Europe, la ruée allemande jusqu’à Moscou, tout cela tonnait à jamais le glas de tout espoir. Et pourtant, dès fin 1941, l’espoir renaissait….
Plus tard, à partir de 1947, avec la seconde glaciation stalinienne et la guerre froide, j’ai cru que le siècle s’était enfoncé dans le tunnel et n’en sortirait pas de mon vivant. Mais en 1953, l’immortel mourait (Staline).
J’ai vécu en 1957 l’écrasement de la « révolution hongroise » et la destruction de l’ « Octobre polonais ». J’ai subi après 1960, le retour des illusions que je croyais à jamais détruites, mais reportées cette fois sur Cuba et la Chine ; j’ai vu le triomphe de l’obscurantisme chanté par l’intelligentsia à laquelle j’appartenais, le triomphe de la pensée la plus mutilante jusque chez mes proches, que seule l’amitié empêchait de me rejeter, et que seule l’amitié m’empêchait de repousser.
Mais aussi, comme je l’ai déjà dit, la Résistance que j’aie vécue en 1942,1943, 1944 à travers les craintes et les périls, n’était pas seulement exaltée par l’espoir d’une Libération/Salut. Elle comportait, à travers les arrestations, tortures, déportations d’amis chers, les risques mortels pour les miens, des moments inouïs de fraternité et de bonheur. J’ai vécu la Libération de Paris, dans les barricades, le tumulte des cloches, les incendies, les feux d’artifice. J’ai vécu, par procuration, la « révolution hongroise », et j’ai vécu un moment bouleversant sur place, avec mes meilleurs amis, l’ « Octobre polonais »². J’ai vécu à Paris le Mai parisien et par procuration le « printemps de Prague ». Je suis allé goûter la joie d’avril à Lisbonne² !….
Préparons-nous à tout.
Préparons-nous au Néant. Préparons-nous à la Boule de feu. Préparons-nous à nous trouver bientôt protectorat d’Empire, avec notre Husak³ national. Préparons-nous à l’irrémédiable défaite. Bien que nous souhaitions le plus au monde de voir cesser l’humiliation, le mépris, le mensonge, nous n’avons plus besoin de la certitude de victoire pour continuer la lutte. Les vérités exigeantes se passent de victoire et résistent pour résister.
Mais préparons-nous aussi aux libérations, mêmes éphémères, aux divines surprises, aux nouvelles extases de l’histoire…. »
In Edgar Morin : Où va le monde ?, Paris, L’Herne, Paris, 2008, 9,50€ pp.102-105
©Jean Vinatier 2008
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Notes :
1-Victor Serge (1890-1947) révolutionnaire et anarchiste d’origine russe
http://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Serge
2-Octobre polonais est en vérité le 22 octobre 1956, le jour où Gomulka (1905-1982) s’impose avec l’appui de l’armée à la direction du pays. Il promet des réformes profondes. Cet « octobre polonais » déclenche la révolte hongroise qui se terminera dans un bain de sang avec l’intervention de l’armée Rouge du 4 au 15 novembre 1956.
Révolution des œillets, le 25 avril 1974 qui met fin à l’Estado Novo, régime fondé par Antonio de Oliveira Salazar (1889-1970) en 1932.
3- Gustáv Husák (1913-1991) il assure la « normalisation du régime communiste tchèque » après le Printemps de Prague (5 janvier-21 août 1968) qui verra l’invasion du pays par les forces du pacte de Varsovie. Il dirigera la Tchécoslovaquie de 1975 à l’effondrement du régime en 1989.