Septembre 1895. Paul Valéry séjourne en Chine. Il rencontre un lettré. Ils se promènent au bord de l’eau et gagnent un « phare de bois noir »
Le lettré se confie à l’écrivain français. Voici quelques extraits du « Yalou¹ ». Résistons à la tentation de transposer stricto sensu l’époque du récit à la nôtre mais sachons en garder la substance, la profondeur. Le Chinois, du temps des dernières années de l’Empire du Milieu (1911), reste, en dépit de tout et de la révolution culturelle, ce qu’il est, un Chinois.
« -Vous êtes des enfants, dit le Chinois, je connais ton Europe.
-[Paul Valery] En souriant tu l’as visitée.
-J’ai peut-être souri. Sûrement, à l’ombre des autres regards, j’ai ri. La figure que je me vois seul, riait abondamment, tandis que les joyeux moqueurs qui me suivaient et me montraient du doigt n’auraient pu supposer la réflexion de leur propre vie. Mais je voyais et je touchais le désordre insensé de l’Europe. Je ne puis même pas comprendre la durée, pourtant bien courte, d’une telle confusion. Vous n’avez ni la patience qui tisse les longues vies, ni le sentiment de l’irrégularité, ni le sens de la place exquise d’une chose, ni la connaissance du gouvernement. Vous vous épuisez à recommencer sans cesse l’œuvre du premier tour. Vos pères ainsi sont deux fois morts et vous, vous avez peur de la mort.
Chez vous, le pouvoir ne peut rien. Votre politique est faite de repentirs, elle conduit à des révolutions générales, et ensuite au regret des révolutions, qui sont aussi des révolutions. Vos chefs ne commandent pas, vos hommes libres travaillent, vos esclaves vous font peur, vos grands hommes baisent les pieds des foules, adorent les petits, ont besoin de tout le monde. Vous êtes livrés à la richesse et à l’opinion féroces. Mais touche de ton esprit la plus exquise de vos erreurs.
L’intelligence, pour vous, n’est pas une chose comme les autres. Elle n’est ni prévue, ni amortie, ni protégée, ni réprimée, ni dirigée ; vous l’adorez comme une bête prépondérante. Chaque jour elle dévore ce qui existe. Elle aimerait à terminer chaque soir un nouvel état de société. Un particulier qu’elle enivre, compare sa pensée aux décisions des lois, aux faits eux-mêmes, nés de la foule et de la durée : il confond le rapide changement de son cœur avec la variation imperceptible des formes réelles et des Etres durables….C’est par cette loi que l’intelligence méprise les lois…et vous en encouragez sa violence ! Vous en êtes fous jusqu’au moment de la peur. Car vos idées sont terribles et vos cœurs faibles. Vos pitiés, vos cruautés sont absurdes, sans calme, comme irrésistibles. Enfin, vous craignez le sang, de plus en plus. Vous craignez le sang et le temps.
Cher barbare, ami imparfait, je suis un lettré du pays de Thsin, prés de la mer Bleue. Je connais l’écriture, le commandement à la guerre, et à la direction de l’agriculture. Je veux ignorer votre maladie d’inventions et votre débauche de mélange d’idées. Je sais quelque chose de plus puissant. Oui, nous, sommes, ici, nous mangeons par millions continuels, les plus favorables vallées de la terre ; et la profondeur de ce golfe immense d’individus garde la forme d’une famille ininterrompue depuis les premiers temps. Chaque homme d’ici se sent fils et père, entre le mille et le dix mille, et se voit saisi dans le peuple autour de lui, et dans le peuple mort au-dessous de lui, et dans le peuple à venir, comme la brique dans le mur de briques. Il tient. Chaque homme d’ici sait qu’il n’est rien sans cette terre pleine, et hors de la merveilleuse construction d’ancêtres. Au point où les aïeux pâlissent, commencent les foules des Dieux. Celui qui médite peut mesurer dans sa pensée la belle forme et la solidité de notre tour éternelle.
Songe à la trame de notre race ; et, dis-mois, vous qui coupez vos racines et qui desséchez vos fleurs, comment existez-vous encore ? Sera-ce longtemps ?
Notre empire est tissu de vivants et de morts et de la nature. Il existe parce qu’il arrange toutes les choses. Ici, tout est historique : une certaine fleur, la douceur d’une heure qui tourne, la chair délicate des lacs entrouverts par le rayon, une éclipse émouvante….Sur ces choses, se rencontrent les esprits de nos pères avec les nôtres.
[….]
Tels, nous semblons dormir et nous sommes méprisés. Pourtant, tout se dissout dans notre magnifique quantité. Les conquérants se perdent dans notre eau jaune….
[…]
Il nous faut donc une politique infinie, atteignant les deux fonds du temps, qui conduisent mille millions d’hommes, de leurs pères à leurs fils, sans que les liens se brisent ou se brouillent. Là est l’immense direction sans désir. Vous nous jugez inertes. Nous conservons simplement la sagesse suffisante pour croître démesurément, au-delà de toute puissance humaine, et pour vous voir, malgré votre science furieuse, vous fondre dans les eaux pleines du pays de Thsin. Vous qui savez tant de choses, vous ignorez les plus antiques et les plus fortes, et vous désirez avec fureur ce qui est immédiat, et vous détruisez en même temps vos pères et vos fils.
Doux, cruels, subtils ou barbares, nous étions ce qu’il faut à son heure. Nous ne voulons pas savoir trop. La science des hommes ne doit pas s’augmenter indéfiniment. Si elle s’étend toujours, elle cause un trouble incessant et elle se désespère elle-même. Si elle s’arrête, la décadence paraît. Mais, nous qui pensons à une durée plus forte que la force de l’Occident, nous évitons l’ivresse dévorante de sagesse. Nous gardons nos anciennes réponses, nos Dieux, nos étages de puissance…..
[….]
Mais notre écriture est trop difficile. Elle est politique. Elle renferme les idées. Ici, pour pouvoir penser, il faut connaître les signes nombreux ; seuls y parviennent les lettrés au prix d’un labeur immense…..
[…]
Rappelle-toi maintenant que vos grandes inventions eurent chez nous leur germe. Comprends-tu désormais pourquoi elles n’ont pas été poursuivies ? Leur perfection spéciale eût gâté notre lente et grande existence en troublant le régime simple de son cours. Tu vois qu’il ne faut pas nous mépriser, car, nous avons inventé la poudre, pour brandir, ce soir, des fusées. »
Note :
1- le Yalou est un fleuve à la frontière de la Chine et de l’actuelle Corée du Nord. Il fut le théâtre de violents combats pendant la guerre sino-japonaise en 1894/1895.
Source :
« Le Yalou » in Paul Valéry : Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard, 1945, pp. 132, 133, 134, 135, 136.
©Jean Vinatier 2008
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