Cette lettre n’est pas inconnue du grand public. On a présenté Victor Hugo comme le seul dénonciateur du pillage du Palais d’été. C’est vrai.
Rappelons le contexte. Victor Hugo vit son exil (volontaire) à Guernesey. L’homme n’est jamais allé en Chine, il ne connaît l’existence du Palais d’été que par ouï-dire ; ici c’est Voltaire qui lui-même rapportait les correspondances des jésuites en Chine jusqu’à leur expulsion par l’édit de 1724.
Que se passait-il donc ? La première guerre de l’opium menée par Londres contre l’empire chinois aboutissait, en 1842, à la signature des premiers traités dits inégaux qui l’obligeait, notamment, à libéraliser le commerce de l’opium (regardez ce qui se passe en Afghanistan avec le pavot) et à ouvrir ses frontières. Une seconde guerre de l’opium (1856-1860) rassemble une vaste coalition (Londres, Paris, Saint-Pétersbourg, Washington) afin d’accentuer l’ouverture de la Chine au monde extérieur. La défaite impériale se terminera par de nouveaux traités dit inégaux.
C’est lors de cette guerre que les troupes franco-britanniques arrivent, le 9 octobre 1860, dans le Palais d’été (Pékin) déserté par l’Empereur. Les troupes françaises pillent en premier suivies par les Anglais. Le commandant français, le général Cousin-Montauban, comte de Palikao distribuera les objets en jade dans le Tout-Paris d’alors (voir Alphonse Baudet dans Quarante ans de Paris, 1857-1897¹) et l’impératrice Eugénie se dotera d’un salon chinois à Fontainebleau.
La lecture du courrier du capitaine Butler permet une réponse qui sert à dénoncer le régime de Napoléon III qu’il abhorre.
Le régime communiste chinois assure une grande publicité à cette lettre en la présentant comme une dénonciation de la barbarie occidentale. Le PCC oublie soigneusement de présenter ses excuses au peuple chinois pour toutes les destructions intervenues lors de la révolution culturelle. La pianiste Zhu Xiao-Mei (née en 1949) le souligne justement dans son autobiographie bouleversante : « La noblesse de cette lettre de Victor Hugo m’impressionne. Reconnaître ses fautes, n’est-ce pas l’expression du vrai courage d’un homme, pour un pays ? Une force de caractère, qu’un Mao n’a jamais eu.
Car les Français et les Anglais n’ont pas été les seuls à s’attaquer à l’héritage culturel chinois. En méditant le témoignage de Hugo, je repense aux abominations commises pendant la révolution culturelle, qui ont conduit à la disparition de pans entiers de cet héritage, justement. Sans que quiconque ait le cœur de faire amende honorable.
Hugo, dans son texte, montre où se situe la vraie force d’âme. Il laisse deviner le rôle de la culture et de l’éducation comme un rempart à tous les crimes. Un pays qui possède de tels écrivains exerce sur moi une formidable attraction. »²
L’auteur des Misérables fait là une lettre superbe qui mettrait, aujourd’hui, sur un même plan les barbares contemporains : les talibans en détruisant les Bouddhas géants, les anglo-américains en laissant le pillage des musées et des sites archéologiques de Mésopotamie.
« Hauteville House, 25 novembre 1861
Vous me demandez mon avis, Monsieur, sur l’expédition de Chine. Vous trouverez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expédition de Chine, faite, sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
Il y avait, dans un coin du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idée qui produit l’art européen, et la Chimère qui produit l’art oriental. Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extra-humain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le pierreries, drapez-le soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? Pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut être voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin³, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l’Orient. Il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L’empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd’hui, avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été.
J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.
Victor Hugo »
©Jean Vinatier 2008
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Source :
Victor Hugo : Actes et paroles, 2 : le temps de l’exil : 1852-1870, Paris, Albin Michel, 1938
Le capitaine Butler n’est pas un personnage fictif. Il écrivait dans la presse de Guernesey. Victor Hugo aurait pu créer un nom. Au XVIIIe siècle, ce procédé littéraire était courant dans toute l’Europe (Lettre du chevalier XXX à l’honorable marchand….etc) pour contourner la censure de la Librairie et critiquer les gouvernements d’alors.
Notes:
1-Genève, La Palatine, 1945.
2-in La rivière et son secret – Des camps de Mao à Jean-Sébastien Bach-, Paris, Robert Laffont, 2007, pp.250-251. Je recommande sa lecture. L’auteure cite la lettre de Victor Hugo.
3- James Bruce, 8e comte d’Elgin (1811-1863) vice-roi des Indes, commandait les troupes anglaises. Son père, Thomas Bruce (1766-1841) ambassadeur à Constantinople en 1798, fit enlever du Parthénon, entre 1801 et 1805, 12 statues des frontons, 156 dalles de la frise, 15 métopes, la frise du temple d'Athéna Niké et une cariatide. L’exposition de ces objets souleva le scandale dans l’Angleterre pré-romantique et le ruina !
Byron assassina en deux vers Elgin :
« Nous avions échappé aux ravages du Turc et du Goth
Ton pays nous envoie un barbare pire que ces deux-là réunis. »
Rappelons le contexte. Victor Hugo vit son exil (volontaire) à Guernesey. L’homme n’est jamais allé en Chine, il ne connaît l’existence du Palais d’été que par ouï-dire ; ici c’est Voltaire qui lui-même rapportait les correspondances des jésuites en Chine jusqu’à leur expulsion par l’édit de 1724.
Que se passait-il donc ? La première guerre de l’opium menée par Londres contre l’empire chinois aboutissait, en 1842, à la signature des premiers traités dits inégaux qui l’obligeait, notamment, à libéraliser le commerce de l’opium (regardez ce qui se passe en Afghanistan avec le pavot) et à ouvrir ses frontières. Une seconde guerre de l’opium (1856-1860) rassemble une vaste coalition (Londres, Paris, Saint-Pétersbourg, Washington) afin d’accentuer l’ouverture de la Chine au monde extérieur. La défaite impériale se terminera par de nouveaux traités dit inégaux.
C’est lors de cette guerre que les troupes franco-britanniques arrivent, le 9 octobre 1860, dans le Palais d’été (Pékin) déserté par l’Empereur. Les troupes françaises pillent en premier suivies par les Anglais. Le commandant français, le général Cousin-Montauban, comte de Palikao distribuera les objets en jade dans le Tout-Paris d’alors (voir Alphonse Baudet dans Quarante ans de Paris, 1857-1897¹) et l’impératrice Eugénie se dotera d’un salon chinois à Fontainebleau.
La lecture du courrier du capitaine Butler permet une réponse qui sert à dénoncer le régime de Napoléon III qu’il abhorre.
Le régime communiste chinois assure une grande publicité à cette lettre en la présentant comme une dénonciation de la barbarie occidentale. Le PCC oublie soigneusement de présenter ses excuses au peuple chinois pour toutes les destructions intervenues lors de la révolution culturelle. La pianiste Zhu Xiao-Mei (née en 1949) le souligne justement dans son autobiographie bouleversante : « La noblesse de cette lettre de Victor Hugo m’impressionne. Reconnaître ses fautes, n’est-ce pas l’expression du vrai courage d’un homme, pour un pays ? Une force de caractère, qu’un Mao n’a jamais eu.
Car les Français et les Anglais n’ont pas été les seuls à s’attaquer à l’héritage culturel chinois. En méditant le témoignage de Hugo, je repense aux abominations commises pendant la révolution culturelle, qui ont conduit à la disparition de pans entiers de cet héritage, justement. Sans que quiconque ait le cœur de faire amende honorable.
Hugo, dans son texte, montre où se situe la vraie force d’âme. Il laisse deviner le rôle de la culture et de l’éducation comme un rempart à tous les crimes. Un pays qui possède de tels écrivains exerce sur moi une formidable attraction. »²
L’auteur des Misérables fait là une lettre superbe qui mettrait, aujourd’hui, sur un même plan les barbares contemporains : les talibans en détruisant les Bouddhas géants, les anglo-américains en laissant le pillage des musées et des sites archéologiques de Mésopotamie.
« Hauteville House, 25 novembre 1861
Vous me demandez mon avis, Monsieur, sur l’expédition de Chine. Vous trouverez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expédition de Chine, faite, sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
Il y avait, dans un coin du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idée qui produit l’art européen, et la Chimère qui produit l’art oriental. Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extra-humain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le pierreries, drapez-le soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? Pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut être voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin³, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l’Orient. Il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L’empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd’hui, avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été.
J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.
Victor Hugo »
©Jean Vinatier 2008
Commentaires : Si vous n’avez pas de compte Gmail, et pour éviter le noreply-comment veuillez envoyer vos commentaires à : jv3@free.fr
Source :
Victor Hugo : Actes et paroles, 2 : le temps de l’exil : 1852-1870, Paris, Albin Michel, 1938
Le capitaine Butler n’est pas un personnage fictif. Il écrivait dans la presse de Guernesey. Victor Hugo aurait pu créer un nom. Au XVIIIe siècle, ce procédé littéraire était courant dans toute l’Europe (Lettre du chevalier XXX à l’honorable marchand….etc) pour contourner la censure de la Librairie et critiquer les gouvernements d’alors.
Notes:
1-Genève, La Palatine, 1945.
2-in La rivière et son secret – Des camps de Mao à Jean-Sébastien Bach-, Paris, Robert Laffont, 2007, pp.250-251. Je recommande sa lecture. L’auteure cite la lettre de Victor Hugo.
3- James Bruce, 8e comte d’Elgin (1811-1863) vice-roi des Indes, commandait les troupes anglaises. Son père, Thomas Bruce (1766-1841) ambassadeur à Constantinople en 1798, fit enlever du Parthénon, entre 1801 et 1805, 12 statues des frontons, 156 dalles de la frise, 15 métopes, la frise du temple d'Athéna Niké et une cariatide. L’exposition de ces objets souleva le scandale dans l’Angleterre pré-romantique et le ruina !
Byron assassina en deux vers Elgin :
« Nous avions échappé aux ravages du Turc et du Goth
Ton pays nous envoie un barbare pire que ces deux-là réunis. »
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