Au début des années 1950, ils partirent de Suisse en voiture pour gagner l’Hindou-Kouch après être passés par la Yougoslavie, la Grèce, la Turquie, la Mésopotamie, la Perse, l’Afghanistan. Nicolas Bouvier rédigeait tout au long du parcours tandis que Thierry Vernet peignait et tâchait de vendre sa production.
Nicolas Bouvier passa plusieurs années après son retour en Suisse à mettre en forme le récit de leur voyage. Leur ouvrage, L’usage du monde, eut l’honneur d’être publié par une maison suisse d’érudition, Droz. Son directeur, Alain Dufour, connaissait bien Nicolas Bouvier. Le récit est splendide, le style impeccable ainsi qu’une grande finesse des observations. Nicolas Bouvier et Thierry Vernet ont été des voyageurs et non des touristes. Leur périple dura un plus de deux années.
L’extrait proposé décrit l’Afghanistan et la société occidentale à Kaboul en l’année 1954 sous le règne de Zaher Shah bien avant l’invasion soviétique, la dictature des talibans puis la présence otanienne et américaine :
« Lorsque le voyageur venu du Sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une fine couche ne neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du Bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il vient au contraire d’un atteindre le centre […]
D’ailleurs, depuis les Macédoniens d’Alexandre qui crient « Dionysos » à chaque arpent de vigne et se croient rentrés chez eux, quel mouvement, quel passage ! Les cinq cents éléphants que Seleucos Nicator² a achetés en Inde pour rosser ses rivaux de l’Ouest ; des caravanes chargées d’ivoires sculptés, de verrerie tyrienne, de parfums et de cosmétiques iraniens, de méchantes statuettes de Silène ou de Bacchus sorties en série des ateliers d’Asie Mineure ; des changeurs, des usuriers, des tziganes ; le Mage Gaspar peut-être –un roi indo-parthe du Pundjab dont les rédacteurs des Actes de saint Thomas ont estropié le nom ; des nomades Scythes ou Kouchan, chassés d’Asie centrale, qui arrivent à bride abattue, et chacun d’enterrer éperdument son magot pour le bonheur des numismates et des archéologues. D’autres marchands. Un simple curieux comme il y en aura toujours, suivi d’un domestique qui prend des notes (on les retrouvera peut-être). Pas d’historiens, hélas. Des bouddhistes chinois qui s’en retournent en grommelant de leur dangereux pèlerinage en Inde, leurs bagages bourrés de textes sacrés. D’autres nomades, des Huns cette fois, et ils font l’effet de brutes aux premiers qui entre temps se sont policés….
Puis l’Islam dur et sans mémoire. Au VIIe siècle. Par la suite, ce carrefour en verra bien d’autres, mais je m’arrête là. Que le voyageur d’aujourd’hui, qui vient après tant de monde, se présente donc avec la modestie qui convient, et n’espère étonner personne. Il sera alors parfaitement reçu par les Afghans qui ont d’ailleurs pour la plupart complètement oublié leur histoire.
Vis-à-vis de l’Occident et de ses séductions, l’Afghan conserve une réelle indépendance d’esprit. Il le considère avec un peu le même intérêt prudent que nous, l’Afghanistan. Il l’apprécie assez, mais quant à s’en laisser imposer….…
Pour avoir abondamment pillé leurs voisins, les Afghans ont longtemps soupçonné l’étranger d’en vouloir faire autant chez eux. Sans se tromper de beaucoup.. Les Européens au XIXe siècle, on leur tirait dessus ; ce n’est qu’en 1922 qu’on a entrebaîllé la porte pour en laisser passer quelques-uns. Cet éclectisme a ses avantages, parce que là où l’Occident est incapable d’imposer ses mercantis, ses adjudants, sa camelote, il se résigne à envoyer des gens d’esprit – diplomates, orientalistes, médecins – qui ont de la curiosité, du tact, et comprennent très bien comment on peut être Afghan.
©Jean Vinatier 2008
Commentaires : Si vous n’avez pas de compte Gmail, et pour éviter le noreply-comment veuillez envoyer vos commentaires à : jv3@free.fr
Source :
Nicolas Bouvier & Thierry Vernet, L’usage du monde, Genève, Droz, 1999, pp.330, 332, 333, 335, 336, 340
L’édition originale date de 1963. La maison Droz pour le 75e anniversaire de sa création le réédite à l’identique.
Eugénie Droz, ancienne élève de l’Ecole pratique des Hautes Etudes fonda à Paris en 1924 sa maison d’édition avant de migrer en 1947 à Genève. Giovanni Busino et Alain Dufour lui succédèrent. (http://www.droz.org/)
Nicolas Bouvier, épousa Eliane Petitpierre, fille du ministre des Affaires étrangères suisse et nièce de Denis de Rougemont.
François Laut vient de publier une biographie sur ce voyageur singulier : Nicolas Bouvier, l’œil qui écrit, Paris, Payot, 2008
Une critique a en été faite sur Nonfiction.fr :
http://www.nonfiction.fr/article-1238-lusage_de_lecriture.htm
Notes :
1-Diadoque : nom donné aux généraux grecs qui se partagèrent l’empire d’Alexandre le Grand à sa mort.
3-Bâbour Shah (1483-1530), prince turc originaire du Ferghana et descendant de Tamerlan. Il conquiert Kaboul en 1504. Il fonde l’empire Moghol (ou Turc) des Indes (1526-1858) après sa victoire à Panipat, le 21avril 1526 sur le sultan de Delhi, Ibrahim Lodi.
4-Arachosie : ancienne satrapie de la Perse Achéménide et Sassanide. Elle correspond au sud-ouest afghan. Alexandre le Grand y bâtit Alexandrie d’Arachosie, aujourd’hui, Kandahar.
Bactriane : ancien royaume, peut-être le berceau de la Perse et de la religion zoroastrienne, qui occupait une vaste étendue comprise entre les nord afghan et pakistanais, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. La Bactriane fut une satrapie perse conquise par Alexandre le Grand.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire