1975 : quelques mois avant son assassinat, Pier Paolo Pasolini rédige un véritable « traité pédagogique » qu’il destine à un adolescent imaginaire prénommé Giennariello. Ce traité a la forme d’une série d’articles publiée dans Il Corriere della sera : tous les thèmes sont abordés : presse, sexualité, télévision, école… Qui le connaissait ainsi ?
Dans l’article proposé ci-dessous (presque en intégral) , « les jeunes sont doublement conformistes », Pasolini se révèle un homme moderne, fin et observateur.
Si l’on prend soin de noter que nous sommes dans l’Italie des années de plomb (70) quand les Brigades rouges sévissaient (voir la belle fresque baroque de Romanzo criminale (2006) par Michele Placido), ce texte ne pourra pas nous gêner. Au contraire, quelle liberté de ton et quelle chance Pasolini a eu d’avoir un journal capable de publier in extenso !
« 15 mai 1975
Nous commençons, aujourd’hui la deuxième partie de notre traité.[…]…passons au langage pédagogique des adolescents de ton âge, qui, à cette époque de la vie (à quinze ans), sont tes éducateurs les plus importants. A tes yeux, ils privent de leur autorité aussi bien la famille que l’école. Ils transforment les pères et les maîtres en des ombres muettes et haletantes. Pour atteindre ce résultat, il ne leur faut pas un grand effort. Bien plus, ils n’en sont même pas conscients. Pour détruire la valeur de toute source d’éducation, il leur suffit simplement d’être là : d’être là tels qu’ils sont.
Ils ont entre leurs mains une arme très puissante : l’intimidation et le chantage – ce qui est vieux comme le monde. Chez les jeunes, le conformisme des adultes est déjà mûr, féroce, complet. Ils savent d’une manière très subtile comment faire souffrir les jeunes du même âge, et ils le font bien mieux que les adultes, parce que leur volonté de faire souffrir est gratuite : c’est une violence a l’état pur. Leur découverte de cette volonté est la découverte d’un droit. Ils y investissent toute leur vitalité intacte et aussi, bien sûr, leur innocence. Leur pression pédagogique sur toi ne connaît ni la persuasion, ni la compréhension, ni aucune forme de pitié ou d’humanité. C’est seulement au moment où tes camarades deviennent tes amis qu’ils découvrent sans doute la persuasion, la pitié, l’humanité ; mais les amis ne sont tout au plus que quatre ou cinq. Les autres sont des loups, et ils t’utilisent comme un cobaye servant à expérimenter leur violence, et vis-à-vis duquel ils peuvent vérifier la validité de leur conformisme.
Leur conformisme est issu tel quel du monde des adultes. Le schéma est identique. Cependant, ils présentent toujours quelques caractères nouveaux par rapport aux adultes. Ils vivent dans leur existence concrète des valeurs nouvelles, différentes de celles que les adultes ont vécues et codifiées. C’est en cela que consiste leur force. C’est à travers ce quelque chose de nouveau que les jeunes, par leur manière d’être et de se comporter (puisqu’il s’agit d’un pur « vécu »), rendent vain le conformisme pédagogique des adultes et s’imposent comme les véritables maîtres réciproques. Leur « nouveauté » non dite ni même pensée mais uniquement vécue, puisqu’elle dépasse le monde des adultes, le conteste, même lorsqu’elle l’accepte totalement (ce qui arrive dans les sociétés répressives, voire fascistes). Tu te sens écrasé par cette « nouveauté » - que tu as peur de vivre imparfaitement, alors qu’à tes yeux tes camarades la vivent parfaitement – constitue le noyau de ton désir anxieux d’apprendre. Les adultes (moi compris) ne peuvent te l’enseigner ; c’est pourquoi, tout en écoutant les adultes et en mettant toute la bonne volonté à assimiler le savoir des pères, tu en as fait dans ton cœur un seul désir qui te tourmente : partager cette nouveauté avec tes camarades, en apprenant par eux tous les jours d’une manière obsessionnelle. En somme, tes camarades sont les dépositaires et les porteurs de ces valeurs qui seules t’intéressent, même si elles ne sont que de très légères variantes, presque imperceptibles, des valeurs des pères.
Il y a toutefois des époques historiques, comme celle que nous vivons, où les jeunes croient savoir aussi quelles sont les nouvelles valeurs qu’ils vivent, ou bien ils croient savoir de quelle manière nouvelle ils vivent des valeurs déjà instituées. Dans ces époques, la force d’intimidation et de chantage des jeunes d’un même âge est encore plus violente. A l’intérieur du schéma du conformisme qu’ils ont puisé – comme à l’époque des hordes barbares – dans l’ordre social des pères, ils ajoutent une nouvelle dose de conformisme : celui de la révolte et de l’opposition.
Or, notre cas n’est pas celui d’une société explicitement répressive ou fasciste. Nous vivons, au moins nominalement, une époque de démocratie parlementaire, de bien-être et de tolérance. L’ « en plus » que vivent les jeunes n’est donc pas un « en plus » fasciste, un « en plus » de dévouement à l’autorité. Ou du moins ce n’est pas seulement cela : il y a aussi un « en plus » de désobéissance, d’anarchie, ou de dévouement à la révolution ouvrière. A l’époque du fascisme, quand j’étais adolescent, mes camarades me donnaient quotidiennement des leçons non seulement sur la manière d’être viril et vulgaire, mais aussi sur la manière d’être séditieusement loyal à l’égard de l’autorité fasciste. Aujourd’hui, tes camarades te donnent des leçons « répressives » non seulement de dévouement à l’autorité sous son aspect subversif (fasciste), mais aussi, et certainement surtout, d’esprit révolutionnaire, communiste ou extraparlementaire.
En même temps, ils te donnent tous, tous les jours, une terrible leçon sur la manière de se comporter et de penser dans une société de consommation.
Nous sommes, tu le vois bien, dans la fosse aux lions. Il y a une infinité de cas, toujours ambigus. Il n’est pas facile de t’aider dans la lutte que tu mènes –toi qui est complexé et faible- contre tous les autres, qui sont forts parce que individuellement ce sont les champions de la majorité.[…] »
Jean Vinatier
©SERIATIM 2008
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Source :
Pier Paolo Pasolini : Lettres luthériennes –Petit traité pédagogique, Paris, Seuil, 2000, pp.63-66
Lire également du même auteur une réflexion sur la vie et la mort:
La longue route de sable, Paris, Arléa, 2004
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