Utile rappel historique qui se termine par une espérance « L'humanité a connu beaucoup de périodes d'obscurantisme. C’en est une, mais elle se terminera bien un jour ». Une phrase en droite ligne de son appel à une refondation du monde.
« La complexité de la formation des catégories sociales modernes : des pauvres aux prolétaires
La catégorisation de la pauvreté a recouvert différentes facettes au cours de l'histoire et a beaucoup évolué. Rappelons que « les pauvres » dans le christianisme constituent une catégorie de nature théologique à qui le Christ promet le « Royaume des cieux ». Dans l’antiquité greco-romaine, règne une division des hommes selon leur appartenance à la cité (citoyens) ou leur origine paysanne ou ethniquement étrangère, sans parler des très nombreux esclaves pris en captivité durant les guerres. En Europe, l'Eglise va pour longtemps prendre en charge la protection des veuves et orphelins et des hommes sans statut ou hors des catégories reconnues qui sont les nobles, les chevaliers, les paysans serfs, les artisans des villes. La catégorie des pauvres n'est donc pas encore bien dessinée. Elle se développera avec les débuts de la Révolution industrielle qui part de l'Angleterre qui éprouve dès le XVIIe siècle la nécessité de faire des lois sur les pauvres pour faire face à l’exode rural accéléré, au développement du vagabondage et de la grande misère urbaine.
Deux tendances idéologiques vont se développer par la suite chez les économistes européens. L’une qui est répressive et qui voit la pauvreté comme un fléau et le résultat de la paresse innée de certains hommes ; l’autre qui lui est opposée, d’inspiration humaniste et optimiste sur la possibilité de faire régresser la pauvreté. Ce sont déjà les clivages droite/gauche classiques : protéger la société contre le fléau de la pauvreté ou protéger les pauvres de l'injustice de leur situation. Finalement, c'est la conception « droitiste » qui domine longtemps et donne lieu à des lois répressives (contre le vagabondage, etc.). Les révolutions françaises successives vont pourtant changer la donne en ouvrant la voie aux luttes pour la conquête des droits sociaux. Elles remettent en cause peu à peu le système du suffrage censitaire qui voulait que seuls les contribuables ayant des biens (et masculins) bénéficiaient du droit de vote. Les pauvres et les femmes étaient donc jusque là exclus de la société.
C’est au cours de la seconde moitié du XIXe siècle que se développe dans toute l’Europe le prolétariat industriel qui va commencer à prendre conscience de lui-même et de sa condition et va chercher à s'en émanciper. L'époque est ainsi propice aux révoltes (les Canuts de Lyon, etc.) et le prolétariat devient vite pour les classes dirigeantes une menace à l'ordre social. Les conséquences sociales dramatiques de l'industrialisation rapide vont donner jour à deux grandes écoles: le marxisme et le christianisme social. Influencés par ce dernier, certains patrons ont du reste fait de réels efforts. Ensuite, le premier pays à instituer de réelles mesures de protection sociale est l'Allemagne bismarkienne (retraite obligatoire, assurance santé et accident pour les travailleurs), notamment pour empêcher la formation d’une classe ouvrière militante, susceptible de rejoindre les mouvements socialistes. Ce modèle prussien d’assurances sociales se généralise peu à peu en Europe.
Les conquêtes sociales du XXe siècle et leur dynamique oubliée
Le développement des protections sociales telles que nous les connaissons ne prennent corps qu'avec les deux guerres mondiales, en particulier la Seconde, partiellement en réponse au modèle soviétique, sorti auréolée de la victoire sur le nazisme. Les Etats d’Europe occidentale pour contenir la progression du communisme, sont poussés à la redistribution sociale par le biais de la fiscalité. On a oublié aujourd’hui que durant ces trente années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, en dépit d’une fiscalité directe qui frappe les revenus individuels atteignant des records (jusqu'à 90 % pour les revenus les plus élevés en Angleterre !), les niveaux de développement et de prospérité généralisée ont été très importants. Notamment grâce aux efforts des Etats pour la généralisation d’un enseignement de qualité et d'une médecine gratuite qui font considérablement reculer la pauvreté et la précarité. On oublie ce bilan remarquable de l'éradication de la grande pauvreté qui a caractérisé le XXe siècle.
Cela a pu voir le jour en Europe et nulle part ailleurs parce que c'est un continent en bouillonnement perpétuel du fait de la généralisation de l’industrialisation et des aspirations à l’égalité des droits et avantages. La conception de l’Etat providence va d’ailleurs se généraliser hors d’Europe, après la décolonisation, bien que les nouveaux Etats indépendants n’aient pas les richesses et les moyens matériels de la mettre en pratique.
Mais, comme au Moyen Orient, par exemple, c'est la famille qui est restée longtemps très protectrice, alors qu’en Europe l'Eglise avait pris en charge la pauvreté et a donc peu à peu délité la famille de ce rôle. Dans l'Islam, il y a une obligation coranique de donner une partie des revenus de sa fortune aux plus démunis. Partout au Moyen Orient, on trouve des Wakf, des trusts familiaux confiés aux couvents ou aux oulémas en vue de mettre en commun des biens à destination des pauvres. Des équivalents des oeuvres caritatives ou des fondations.
Au Japon, l'empereur Meiji, en 1878, mettra fin au système tribalo-féodal, ouvrira le pays sur l'Occident et lancera l'industrialisation du pays. Un nouveau modèle socio-économique naît où les anciens féodaux transformés en capitaines d’industrie prennent en charge tous les besoins de leur salariés recrutés dans leurs entreprises jusqu’à leur mort.
En Egypte, Muhammad Ali a lui aussi voulu moderniser le pays en 1820, en engageant d'importantes réformes sociales et en créant des institutions éducatives modernes, mais la guerre qui suivit contre le Sultan ottoman a mis fin à son expérience et les Etats européens ont mis ce pays sous tutelle jusqu’en 1956.
Finalement, le modèle européen a inspiré un peu partout dans le monde les modalités de lutte contre la pauvreté.
« Le début de la globalisation selon des logiques perverses »
Mais tous ces modèles de protection sociale ont fini par être battus en brèche par les courants néo-conservateurs et néo-libéraux anglo-saxons qui puisent leur inspiration dans les courants de pensée européens hostiles à la philosophie des Lumières et la Révolution française, sous prétexte que « l'utopie d'un humanisme universel » où les statuts sociaux disparaissent serait très dangereuse et menant à l’anarchie sociale et à l’arrêt du progrès. Peu à peu ces idées vont refaire surface sur fond de lutte contre le communisme. Il en résulte un véritable déchaînement contre « l'utopie » des Lumières. Avec les écrits à succès de l’historien français François Furet, tout l’acquis de la Révolution française est remis en cause. Descartes et de Spinoza sont accusés « rationalisme desséchant » et, de façon irresponsable, ils sont accusés aussi avec Rousseau, Diderot et d’autres de porter en eux les sources du totalitarisme.
Sur le plan de la théorie économique, Milton Friedman et ses disciples fondent l’Ecole monétariste de Chigaco, ce qui prépare le terrain aux politiques néo-libérales de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan en vertu des quelles la seule logique du marché (à l’exclusion de toute intervention de l’Etat) doit tout régenter. Dérégulation, déprotection des industries, l’explosion de la part du capital boursier au détriment des salaires, vont constituer un modèle imposé au monde entier sous le titre ronflant de « globalisation », mot magique et totémique, censée assurer la prospérité mondiale.
Le problème de cette idéologie de la globalisation est, de plus, qu'elle a engendré des rétractations identitaires un peu partout qui sont insupportables, mais aussi très pratiques en ce qu'elles ne parlent pas du problème des inégalités sociales majeures que le néo-libéralisme globalisateur produit sans cesse.
Malheureusement, la situation n’est pas près de changer, car depuis les années soixante-dix, deux générations et demi ont été formées idéologiquement au néo-libéralisme, au néo-conservatisme. Et on a des élites transnationales, indienne, canadienne, saoudienne, etc. qui gèrent les richesses du monde de la façon la plus anarchique et égoïste et à courte vue qui soit. Voici, la réalité. On leur doit la crise, et pourtant, personne n'est sanctionné pour cette extraordinaire défaillance de tous les systèmes de contrôle financiers, bancaires et boursiers, en dehors de l’escroc Madoff qui a détourné 50 milliards de dollars sur un total de pertes réalisées par les systèmes bancaires occidentaux d’environ 2,4 trillions de dollars. On croît rêver !
Certes, les voix dissidentes sont très nombreuses, mais ne sont pas aux commandes du monde. De plus, beaucoup de jeunes ne s'identifient pas au système économique ni au système politique actuels. Des mouvements d'ampleur prennent corps en Italie, en en France et dans d’autres pays européens. Partout, on se rend compte qu'il y a quelque chose d'absurde à ne vivre que pour consommer. Il y a donc une brèche dans le système pervers de la globalisation. Sera-t-elle refermée ? Faudra-t-il attendre la prochaine crise pour voir les choses vraiment changer? Le politiquement et économiquement correct continue de marginaliser la pensée critique dans les médiats et les grandes institutions académiques. Nous sommes encore dans une période sans idéal. L'humanité a connu beaucoup de périodes d'obscurantisme. C'en est une, mais elle se terminera bien un jour.
Georges Corm »¹
Jean Vinatier
Source:
1-http://www.georgescorm.com/personal/download.php?file=entretiengeorgescorm.pdf
Site de la revue Convergence:
http://www.secourspopulaire.fr/convergence.0.html
In Seriatim :
http://www.seriatimonline.com/2007/12/georges-corm-et-une-refondation-du.html
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