Ci-dessous l’interview accordée par le journaliste Pepe Escobar, le célèbre chroniqueur d’Asia Times, à Salvador Lopez Arnal pour Voltairenet.org :
"Salvador López Arnal : Dans un article récent [1], vous parliez de la dominatrix. Permettez-moi de vous féliciter pour votre trouvaille terminologique. Pourquoi pensez-vous que ce terme convient si bien à la Secrétaire d’État états-unienne ? Dans l’ère Obama les méthodes de la politique extérieure des États-Unis ne se sont-elles pas améliorées ? Hillary est une dominatrix au sens où, au lieu d’admettre l’échec de sa diplomatie, elle est capable de soumettre à ses fins l’ensemble du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle a peut-être appris cela de Bill … Ou peut-être seraient-ils tous des masochistes.
"Salvador López Arnal : Dans un article récent [1], vous parliez de la dominatrix. Permettez-moi de vous féliciter pour votre trouvaille terminologique. Pourquoi pensez-vous que ce terme convient si bien à la Secrétaire d’État états-unienne ? Dans l’ère Obama les méthodes de la politique extérieure des États-Unis ne se sont-elles pas améliorées ? Hillary est une dominatrix au sens où, au lieu d’admettre l’échec de sa diplomatie, elle est capable de soumettre à ses fins l’ensemble du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle a peut-être appris cela de Bill … Ou peut-être seraient-ils tous des masochistes.
Pepe Escobar : Non, ce n’est pas le cas. La raison principale est que la Chine et la Russie se sont laissées “dominer”. Elles sont arrivées à la conclusion qu’il serait mieux de permettre à la bruyante Hillary de dominer la scène pendant quelques jours et œuvrer en silence afin d’atteindre leur objectif : des sanctions du plus léger des parfums sur Téhéran.
En ce qui concerne l’Iran, les États-Unis sont aveugles, ils voient tout en rouge. On peut dire la même chose en ce qui concerne Israël, ils voient tout en blanc céleste.
En ce qui concerne l’Iran, les États-Unis sont aveugles, ils voient tout en rouge. On peut dire la même chose en ce qui concerne Israël, ils voient tout en blanc céleste.
Salvador López Arnal : Le noyau central de votre récent article est l’accord entre les diplomaties du Brésil, de la Turquie et de l’Iran sur l’affaire du développement nucléaire de ce dernier. En quoi cet accord a-t-il consisté ?
Pepe Escobar : Pour l’essentiel c’est le même accord que celui proposé par les États-Unis en octobre 2009. La différence vient de ce que selon la proposition de 2009 l’enrichissement d’uranium s’effectuerait en France et en Russie alors que dans ce nouvel accord il aura lieu en Turquie.
La principale différence réside dans la méthode. La Turquie et le Brésil ont agi avec diplomatie, sans confrontation, en respectant les arguments iraniens. Un autre détail fondamental : tout ce qu’ils ont accompli avait déjà été discuté à Washington. Mais lorsqu’ils ont présenté un résultat concret, lorsqu’ils sont parvenus à un accord avec l’Iran, permettez-moi une métaphore guerrière, Washington leur a tiré une balle dans les côtes.
Salvador López Arnal : N’est-ce pas une nouveauté en diplomatie internationale si le Brésil et la Turquie, deux pays qui ne s’opposent pas aux États-Unis, jouent leurs propres cartes dans cette affaire ? Pourquoi ont-ils misé sur cette stratégie autonome ? Qu’est-ce qu’ils gagnent avec cela ? L’Iran n’est-il pas éloigné, très éloigné du Brésil ?
Pepe Escobar : Chaque pays a ses propres motivations pour accroître son rôle géopolitique. La Turquie veut se projeter comme un acteur de premier plan, qui compte vraiment au Proche-Orient. Elle poursuit une politique disons, post-ottomane, élaborée par le ministre des Affaires étrangères, le professeur Ahmet Davutoğlu.
Le Brésil, grâce à une politique très intelligente de la part de Lula et de son ministre Celso Amorim, veut également se positionner comme un médiateur crédible au Proche-Orient. Le Brésil fait partie des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), groupe qui à mon avis constitue le véritable contrepouvoir actuel face à l’hégémonie unilatérale des États-Unis. La Turquie, dont l’adhésion a été formellement discutée à Brasilia il y a environ deux semaines, en ferait partie et le groupe serait alors nommé BRICT. Voilà la nouvelle réalité en géopolitique globale. Et à Washington, les élites de toujours en sont sans doute livides.
Le Brésil, grâce à une politique très intelligente de la part de Lula et de son ministre Celso Amorim, veut également se positionner comme un médiateur crédible au Proche-Orient. Le Brésil fait partie des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), groupe qui à mon avis constitue le véritable contrepouvoir actuel face à l’hégémonie unilatérale des États-Unis. La Turquie, dont l’adhésion a été formellement discutée à Brasilia il y a environ deux semaines, en ferait partie et le groupe serait alors nommé BRICT. Voilà la nouvelle réalité en géopolitique globale. Et à Washington, les élites de toujours en sont sans doute livides.
Salvador López Arnal : Comme vous le remarquiez, il semble que l’accord n’ait pas suscité d’enthousiasme auprès du secrétariat d’État états-unien ni des gouvernements européens. Pourquoi donc ? Désirent-ils faire échouer la voie diplomatique afin de poursuivre avec leurs sanctions et nous conduire à un scénario de guerre ? Si tel est le cas, qu’y gagneraient-ils ? N’y aurait-il pas beaucoup trop de fronts ouverts en même temps ?
Pepe Escobar : Du point de vue de la politique interne des États-Unis, Washington n’est intéressé que par le changement de régime. Il y a au moins trois tendances en lice. Les "réalistes" et la gauche du Parti démocrate, qui sont pour le dialogue, une partie du Pentagone et les services de renseignement, qui veulent au minimum des sanctions, et les républicains, néo-cons, le lobby pro-Israël et la section Full Spectrum Dominance [Spectre de Domination Totale] du Pentagone voulant à tout prix un changement de régime, y compris par la voie militaire si cela s’avérait nécessaire.
Les gouvernements européens suivent Bush ou Obama comme des toutous. Ils ne sont d’aucune aide. Des voix raisonnables s’élèvent dans certaines capitales européennes et à Bruxelles. Elles savent que l’Europe a besoin du pétrole et du gaz iranien afin de ne pas être prise en otage par Gazprom. Mais elles sont minoritaires.
Salvador López Arnal : Outre ses déclarations, croyez-vous que le Gouvernement iranien aspire à posséder de l’armement nucléaire ? Afin de se faire respecter ? Afin de faire plier Israël ? Pour l’attaquer ? Le Pakistan nucléaire, l’Inde nucléaire, Israël nucléaire, l’Iran nucléaire. Toute cette région ne constituerait-elle pas une véritable poudrière ?
Pepe Escobar : Je me suis rendu à plusieurs reprises en Iran et je suis convaincu que le régime iranien peut irriter mais ce n’est pas un système politique suicidaire. Le Guide suprême a prononcé une fatwa à plusieurs occasions en affirmant que l’arme nucléaire est "non islamique". Bien entendu, les Gardiens de la Révolution supervisent le programme nucléaire iranien mais ils sont parfaitement conscients du sérieux des inspections et du contrôle de l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique. S’ils décidaient de fabriquer une bombe atomique rudimentaire, ils seraient immédiatement démasqués et dénoncés.
En fait, l’Iran n’a nul besoin d’une bombe atomique comme moyen de dissuasion. Un arsenal militaire high-tech, de plus en plus de haute technologie, lui suffit. La seule solution juste consisterait en une dénucléarisation totale du Proche-Orient, ce que bien sûr Israël, avec au moins deux cents ogives nucléaires, n’acceptera pas et ne respecterait jamais.
Salvador López Arnal : Quel rôle joue la Russie dans cette situation ? Vous rappeliez que la centrale nucléaire de Bushehr a été construite par la Russie et que l’on est en train d’effectuer les dernières vérifications avant son inauguration qui aura probablement lieu cet été.
Pepe Escobar : Après que l’on ait repoussé maintes fois l’inauguration de Bushehr, elle devrait avoir lieu en août. Pour la Russie, l’Iran constitue un client privilégié en matière de nucléaire et d’armement. Dans l’intérêt des Russes, l’Iran doit continuer sur la même voie, la situation ne doit pas changer. Ils ne veulent pas d’un Iran qui serait une puissance militaire nucléaire. Il s’agit d’une relation qui est constituée de beaucoup de liens, mais elle est essentiellement de type commercial.
Salvador López Arnal : Dans votre article vous citez l’ancien général [chinois], stratège et philosophe Sun Tzu qui a dit : "Permets à ton ennemi de commettre ses propres erreurs et ne les corrige pas". Vous affirmez que la Chine et la Russie, des maîtres stratèges, appliquent cette maxime en ce qui concerne les États-Unis. Quelles erreurs les États-Unis commettent-ils ? Leurs stratèges sont-ils si maladroits ? Peut-être n’ont-ils pas lu Sun Tzu ?
Pepe Escobar : Tout Etats-unien ayant fait ses études dans les universités d’élite a lu Sun Tzu. En revanche, savoir l’appliquer, c’est une autre affaire.
La Chine et la Russie, dans le cadre d’une stratégie commune aux BRIC, se sont mis d’accord pour faire en sorte que les États-Unis aient l’illusion d’être ceux qui déterminent les sanctions, tout en travaillant pour les alléger au maximum et, en dernière instance, approuver une série de sanctions très light. La Russie et la Chine veulent qu’il y ait de la stabilité en Iran, pour le bénéfice de leurs importantes relations commerciales. Dans le cas de la Chine, il ne faudrait pas oublier que l’Iran est un grand fournisseur de gaz, ce qui représente un sujet de sécurité nationale maximum.
Salvador López Arnal : Vous dites en résumant que nous sommes dans une situation où il y a, sur la table de négociations de l’Agence internationale de l’énergie atomique, un véritable accord d’échange approuvé par l’Iran tandis qu’aux Nations Unies un arsenal de sanctions contre l’Iran est mis en place. Vous posez la question suivante : à qui la véritable "communauté internationale" fera-t-elle confiance ? Je vous demande à mon tour : à qui fera-t-elle confiance ?
Pepe Escobar : La véritable "communauté internationale", les BRIC, les pays du G-20, les 118 nations en voie de développement du Mouvement des non-alignés, en somme, l’ensemble du monde en développement, est du côté du Brésil, de la Turquie et de leur diplomatie de non confrontation. Seuls les États-Unis et ses pathétiques toutous idéologiques européens réclament des sanctions.
Salvador López Arnal : Vous affirmez également que l’architecture de la sécurité globale, "assurée par une bande d’affreux gardiens occidentaux autoproclamés", est dans le coma. L’Occident atlantiste coule façon Titanic. N’exagérez-vous pas ? Ne prenez-vous pas vos désirs pour des réalités ? N’existe-t-il pas un réel danger qu’avec ce naufrage on entraîne presque tout avec soi avant de toucher le fond ?
Pepe Escobar : J’ai déjà été confronté à beaucoup d’horreurs partout dans le monde pour pouvoir croire à présent, au moins, en la possibilité d’un nouvel ordre, dessiné surtout par le G-20 et, à l’intérieur de celui-ci, par les pays du BRICT. Je l’écris avec un T à la fin.
L’avenir économique est en Asie et l’avenir politique est en Asie ainsi que dans les grandes nations en développement. Évidemment, les élites atlantistes ne vont abdiquer leur pouvoir qu’après avoir vu leurs cadavres gisant au sol. Le Pentagone poursuivra avec sa doctrine de guerre perpétuelle. Mais il n’aura pas de quoi la payer, et ce sera plus tôt que tard. Je ne nie pas que, dans un avenir proche, il existe la possibilité que les États-Unis, sous l’administration d’un républicain fou, d’extrême droite, s’engagent dans une période de guerre hallucinée, effrénée. Si tel était le cas, cela provoquera sans aucun doute leur chute, la chute du nouvel Empire romain.
Salvador López Arnal : Et quel est le puissant lobby états-unien qui est en faveur de la guerre perpétuelle à laquelle vous faites référence ? Qui sont ceux qui soutiennent et financent ce lobby ?
Pepe Escobar : La guerre perpétuelle relève de la logique du Full Spectral Dominance, la doctrine officielle du Pentagone qui comprend : l’encerclement de la Chine et de la Russie, la conviction que ces deux pays ne doivent pas devenir des concurrents narquois des États-Unis et en outre, le déploiement de tous les efforts afin de contrôler l’Eurasie ou du moins, la surveiller. Il s’agit de la doctrine du Dr. Folamour [2], mais également du positionnement des dirigeants militaires états-uniens et de la majorité de l’establishment. Le complexe militaro-industriel ne dépend pas de l’économie civile pour subsister. Il emploie un grand nombre de politiciens et compte avec l’étroite collaboration de toutes les grandes corporations.
Salvador López Arnal : Dans votre article, vous parlez de sa sommité le Dr. Zbigniew-conquérons l’Eurasie-Brzezinski. Encore une trouvaille, permettez-moi de vous féliciter de nouveau. Vous dites que l’ancien conseiller de la sécurité nationale a souligné le fait que "pour la première fois dans toute l’histoire de l’humanité les gens sont politiquement éveillés — c’est une réalité totalement nouvelle — il n’en a pas été ainsi auparavant". Êtes-vous véritablement de cet avis ? Quelle partie endormie de l’humanité est-elle à présent éveillée ?
Pepe Escobar : Pour les élites états-uniennes la donnée essentielle est que l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique sont en train d’intervenir politiquement dans le monde d’une manière qui aurait été impensable à l’époque coloniale, et pour ces élites, la décolonisation est un cauchemar sans fin. Comment faire pour dominer ceux qui savent à présent comment agir pour ne pas se laisser dominer à nouveau ? Voici leur question fondamentale.
Salvador López Arnal : Vous dites que Washington, unilatéral jusqu’au bout, n’hésite guère à faire un bras d’honneur même à ses amis les plus proches. Pourquoi ? Peut-être incarnent-ils l’axe du mal ? Peut-on produire de l’hégémonie avec des procédés si peu affables ? Jusqu’à quand ?
Pepe Escobar : On ne peut sous-estimer la crise états-unienne. Elle est totale : économique, morale, culturelle et politique. Mais également militaire puisqu’ils ont été battus en Irak et ils sont sur le point de subir un échec d’une ignominie totale en Afghanistan. Le nouveau siècle américain a déjà rendu l’âme en 2001. À présent on peut interpréter le 11 septembre comme le signe apocalyptique de la fin.
Salvador López Arnal : À propos, qu’en est-il de l’un des acteurs principaux de la politique états-unienne au Proche-Orient ? Israël est-elle donc endormie ? Quels sont les plans des caïds qui menacent Gaza ?
Pepe Escobar : Israël est devenue ce que j’appelle une Sparte paranoïaque hors-la-loi, ethno raciste, qui porte la profonde souillure de l’apartheid. Israël sera de plus en plus isolé du monde réel, il ne sera protégé que par les États-Unis, dont il est un État-client. Et le retour du refoulé sera son cauchemar, comme s’il s’agissait d’un film d’horreur hollywoodien : l’Histoire les fera payer pour toute les horreurs qu’ils ont commises et commettent encore contre les Palestiniens.
Salvador López Arnal : Quelle est votre opinion au sujet de l’action israélienne du dimanche 30 mai dernier ? Quel sens peut avoir leur attaque contre quelques pacifistes solidaires avec les citoyens de Gaza ?
Pepe Escobar : Cela participe de la même éternelle logique : nous avons toujours raison, ceux qui s’opposent à notre politique sont des terroristes ou des antisémites. À présent Israël est au stade où il défend l’indéfendable : le blocus de Gaza.
Mais à présent il est évident que tout le monde en est conscient et il ne pourra plus tromper par ses mensonges. La Palestine sera l’éternel Vietnam d’Israël. Mais je doute qu’un jour, comme dans le cas des États-Unis, ils soient capables de retenir la leçon."
Traduit par Marina Almeida, révisé par Gérard Delbreil
[1] « Iran, Sun Tzu and the dominatrix », par Pepe Escobar, Asia Times Online, 22 mai 2010. Version française traduite par Petrus Lombard : « L’Iran, Sun Tzu et la dominatrice », Alternet.Info, 23 mai 2010.
[2] Dr. Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, film britannique de Stanley Kubrick (1928-1999), réalisé en 1964, diffusé en français sous le titre Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Cette oeuvre de fiction est une critique acerbe de la doctrine de dissuasion états-unienne. Le personnage principal, le docteur Folamour, est inspiré par des personnalités bien réelles, à la fois Edward Teller et Werner von Braun. "
Jean Vinatier
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Source :
http://www.voltairenet.org/article166028.html
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