Ci-dessous un chapitre, le numéro
XIII, du célèbre ouvrage du philosophe espagnol, José Ortega y Gasset
(1883-1955), La révolte des
masses, édité pour la première fois en
1929.
Son discours analytique de l’homme
européen des années d’après la première guerre mondiale, est tout à fait
laudateur de l’Etat libéral et tout à fait critique de l’Etat protecteur, fera
sursauter. Mais il y a, je le pense, dans cet ouvrage et ce chapitre des
observations, des arguments et des rappels historiques instructifs, toujours
actuels et l’auteur, qui n'est pas un libertarien, nous réunira sur le constat qu’il n’y a plus d’authentique
philosophie !
« Dans une bonne ordonnance des choses
politiques, la masse est ce qui n’agit pas par soi-même. Sa « mission »
est de ne pas agir. Elle est venue au monde pour être dirigée, influencée,
représentée, organisée –même quand le but proposé est qu’elle ne cesse d’être
masse, ou du moins aspire à ne plus l’être-. Mais elle n’est pas venue au monde
pour faire tout cela par elle-même. Elle doit régler sa vie sur cette instance
supérieure que constituent les minorités d’élite. On discutera autant qu’on
voudra sur l’excellence des hommes excellents ; mais que sans eux
l’humanité dans ce qu’elle a de plus essentiel n’existerait pas c’est un fait
sur lequel il convient de n’avoir aucun doute, bien que l’Europe ait passé tout
un siècle, la tête sous l’aile, à la façon des autruches, s’efforçant de ne pas voir une chose d’une si lumineuse
évidences. Car il ne s’agit pas d’une opinion fondée sur des faits, plus ou
moins fréquents et probables, mais d’une loi de la « physique »
sociale, beaucoup plus immuable que les lois de physique de Newton. Le jour où
l’Europe sera de nouveau gouvernée par une authentique philosophie1,
- seule chose qui puisse la sauver- on se rendra compte de nouveau que l’homme
est –qu’il le veuille ou non- un être que sa propre constitution force à
rechercher une instance supérieure. S’il parvient par lui-même à la trouver,
c’est qu’il est un homme d’élite ; sinon, c’est qu’il est son homme-masse
et qu’il a besoin de la recevoir de l’homme d’élite.
La masse en voulant agir par elle-même, se révolte donc contre son propre
destin. Or, c’est ce qu’elle fait aujourd’hui ; je puis donc parler de
révolte des masses. Car la seule chose que l’on puisse en substance appeler
véritablement révolte est celle qui consiste pour chacun à ne pas accepter son
destin, à s’insurger contre soi-même. En fait, la révolte de l’archange Lucifer
n’en aurait pas moins été une, si au lieu de s’obstiner à vouloir être Dieu –
ce qui n’était pas son destin- il s’était mis en tête de vouloir être le plus
infime des anges – ce qui n’était pas non plus son destin. (Si Lucifer avait
été russe, comme Tolstoï, il aurait sans doute préféré ce dernier type de
révolte, qui ne va pas moins contre Dieu que la révolte légendaire.)
Quand la masse agit par elle-même, elle ne le fait que d’une seule manière
– elle n’en connaît point d’autre. Elle lynche. Ce n’est pas par un pur hasard
que la loi de Lynch est américaine : l’américaine est en quelque sorte le
paradis des masses. Nous ne pouvons donc plus nous étonner que de nos jours,
lorsque les masses triomphent, la violence triomphe aussi et qu’on en fasse la
seule ratio, l’unique doctrine. Il y a déjà bien longtemps que je faisais
remarquer ce progrès de la violence en tant que norme. Aujourd’hui, elle a
atteint le point extrême de son développement (1929) ; et c’est un bon
symptôme, car cela signifie qu’automatiquement, sa régression va commencer. La
violence est devenue la rhétorique de notre temps. Les rhéteurs, les cerveaux
vides, s’en emparent. Quand une réalité a accompli son histoire, a fait
naufrage, est morte, les vagues la rejettent sur les rivages de la rhétorique,
où, cadavre, elle subsiste longuement. La rhétorique est le cimetière es
réalités humaines ; tout au moins son hôpital d’invalides. Le nom survit
seul à la chose ; et ce nom, bien qu’il ne soit qu’un nom, est en fin de
compte un nom, c’est-à-dire qu’il conserve quelque reste de son pouvoir
magique.
Il n’est donc pas impossible que le prestige de la violence, en tant que
norme cyniquement établie, ait commencé à décroître. Néanmoins, nous
continuerons de vivre sous son empire, bien qu’en une autre forme.
Je fais allusion, au plus grand danger qui menace aujourd’hui la
civilisation européenne. Comme tous les autres dangers qui la menacent,
celui-ci lui doit sa naissance. Encore mieux, il constitue une de ses
gloires ; c’est l’Etat contemporain. Nous trouvons ici une réplique à ce
que nous avons dit au chapitre précédent sur la science (La barbarie du « spécialisme ») : la fécondité de
ses principes l’entraîne vers un progrès fabuleux ; mais celui-ci impose
inexorablement la spécialisation et la spécialisation à son tour menace
d’étouffer la science.
Il en va de même pour l’Etat.
Qu’on se souvienne de ce qu’était l’Etat à la fin du XVIIIe siècle dans
toutes les nations européennes. Bien peu de chose ! Le premier capitalisme
et ses organisations industrielles, où, pour la première fois, triomphe la
technique, la technique nouvelle, rationnelle, avaient produit un élargissement
de la société. Une nouvelle classe sociale apparut ; plus puissante en
nombre et en force que les précédentes : la bourgeoisie. Cette
entreprenante bourgeoisie possédait, avant tout et surtout une chose : le
talent, le talent pratique. Elle savait organiser, discipliner, persévérer dans
ses efforts et les coordonner. Au milieu d’elle, comme sur un océan, flottait
aventureusement le « navire de l’Etat ». Le « navire de
l’Etat » est une métaphore réinventée par la bourgeoisie, qui se sentait
elle-même océanique, omnipotente et grosse de tourmentes. Ce navire était une
chose de rien, ou guère plus. C’est à peine s’il avait des soldats, des
bureaucrates, de l’argent. Il avait été fabriqué au moyen-âge par une classe
d’hommes très différents des bourgeois : les nobles, race admirable par
son courage, son don du commandement, son sens de la responsabilité. Sans eux
les nations européennes n’existeraient pas. Mais avec toutes ses vertus du
cœur, les nobles avaient et ont toujours eu la tête un brouillonne. Ils
vivaient de l’autre viscère. D’intelligence très limitée, sentimentaux
instinctifs, intuitifs ; en somme « irrationnels ». C’est
pourquoi ils ne purent développer aucune technique, chose qui oblige à penser
des organisations relationnelles. Ils n’inventèrent pas la poudre. Et ce fut
tant pis pour eux. Incapables d’inventer de nouvelles armes, ils laissèrent les
bourgeois – qui la firent venir d’Orient ou d’ailleurs- utiliser la poudre et
avec elle, automatiquement, gagner des batailles contre le guerrier noble,
contre le « chevalier » stupidement bardé d’une inutile ferraille, qui l’empêchait de
se mouvoir pendant la lutte, et qui n’avait jamais compris que le secret
éternel de la guerre ne consiste pas tellement dans les moyens de défense que
dans les moyens d’agression (secret que Napoléon devait redécouvrir)2.
Comme l’Etat est une technique – d’ordre public et administratif –
l’ « ancien régime » arrive à la fin du XVIIIe siècle avec un
Etat très faible, fouetté de tous côtés par une société vaste et bouillonnante.
La disproportion entre le pouvoir de l’Etat et le pouvoir social est si grande
à cette époque que si l’on compare sa situation avec celle des temps de
Charlemagne, l’Etat du XVIIIe siècle semble dégénéré. L’Etat carolingien était
évidemment beaucoup moins puissant que celui de Louis XVI ; mais, par
contre, la société qui l’entourait n’avait aucune force3. L’énorme
différence de niveau entre la force sociale et la force du pouvoir public a
rendu possible la Révolution, les révolutions (jusqu’à celle de 1848).
Mais par la Révolution, la bourgeoisie s’empara du pouvoir public et
appliqua à l’Etat ses indéniables vertus. En un peu plus d’une génération, elle
créa un Etat puissant qui en finit avec les révolutions. En effet, depuis 1848,
c’est-à-dire dès que commence la seconde génération des gouvernements bourgeois, il n’y a pas en
Europe de vraies révolutions. Non pas que les motifs aient manqué ; mais
il n’y avait plus de moyen de les réaliser. Le pouvoir public se plaça au
niveau du pouvoir social. Adieu pour
toujours, Révolutions ! En Europe, le contraire seul est maintenant
possible : le coup d’Etat. Et tout ce qui dans la suite a voulu se donner
des airs de révolution n’a été, au fond, qu’un coup d’Etat masqué.
Aujourd’hui, l’Etat est devenu une machine formidable, qui fonctionne
prodigieusement, avec une merveilleuse efficacité, par la quantité et la
précision de ses moyens. Etabli au milieu de la société, il suffit de toucher
un ressort pour que ses énormes leviers agissent et opèrent d’une façon
foudroyante sur un tronçon quelconque du corps social.
L’Etat contemporain est le produit le plus visible et le plus notoire de la
civilisation. Et il est très intéressant, il est révélateur de considérer
l’attitude que l’homme-masse adopte en face de l’Etat. Il le voit, l’admire,
sait qu’il est là, assurant sa vie ; mais il n’a pas conscience que c’est
une création humaine, inventée par certains hommes et soutenus par certaines
vertus, certains principes qui existèrent parmi les hommes et qui peuvent
s’évaporer demain. D’autre part, l’homme-masse voit dans l’Etat un pouvoir
anonyme, et comme il sent lui-même anonyme –vulgaire- il croit que l’Etat lui
appartient. Imaginez que survienne dans la vie publique d’un pays quelque
difficulté, conflit ou problème, l’homme-masse tendra à exiger que l’Etat
l’assume immédiatement se charge directement de le résoudre avec ses moyens
gigantesques et invincibles.
Voilà le plus grand danger qui menace aujourd’hui la civilisation :
l’étatisation de la vie, l’ "interventionnisme " de l’Etat,
l’absorption de toute spontanéité sociale par l’Etat ; c’est-à-dire
l’annulation de la spontanéité historique qui, en définitive, soutient, nourrit
et entraîne les destins humains. Quand la masse éprouve quelque malheur, ou
lorsque simplement elle ressent quelque violent désir, c’est pour elle une bien
forte tentation que cette possibilité permanente et assurée de tout obtenir
–sans effort et sans lutte, sans doute et sans risque- en se bornant à appuyer
sur le ressort et à faire fonctionner ainsi la majestueuse machine. La masse
dit : « L’Etat, c’est moi », ce qui est une parfaite erreur.
L’Etat est la masse dans le seul sens où l’on peut dire de deux hommes qu’ils
sont identiques parce qu’aucun d’eux ne s’appelle Jean. L’Etat contemporain et
la masse coïncident seulement en ce qu’ils sont anonymes. Mais le fait est que
l’homme-masse croit effectivement qu’il est l’Etat, et qu’il tendra de plus en
plus à le faire fonctionner sous n’importe quel prétexte, pour anéantir grâce à
lui toute minorité créatrice qui le gêne, - qui le gêne dans n’importe quel
domaine : dans celui de la politique, de l’industrie, aussi bien que dans
celui des idées.
Le résultat de cette tendance sera fatal. La spontanéité sociale sera sans
cesse contrecarrée par l’intervention de l’Etat ; aucune semence nouvelle
ne pourra fructifier. La société devra vivre pour l’Etat ; l’homme, pour la machine gouvernementale. Et
comme, enfin, ce n’est qu’une machine dont l’existence et l’entretien dépendent
de la vitalité environnante qui la maintient, l’Etat, après avoir sucé la
moelle de la société, deviendra maigre, squelettique ; il mourra de cette
mort rouille de la machine, plus cadavérique, encore que celle de l’organisme
vivant.
Tel fut le lamentable destin de la civilisation antique. Il n’est pas
douteux que l’Etat impérial créé par les Jules et les Claude fut une
machine admirable, incomparablement supérieure, en tant que mécanique, au vieil
Etat républicain des familles patriciennes. Et cependant – curieuse
coïncidence- à peine cet Etat impérial arrive-t-il à son complet développement
que le corps social commence à déchoir. Déjà au temps des Antonins (IIe
siècle) l’Etat pèse avec une suprématie anti-vitale sur la société. Celle-ci
commence à devenir esclave, à ne plus pouvoir vivre qu’au service de l’Etat. Toute la vie se bureaucratise. Que se
produit-il ? La bureaucratisation provoque un appauvrissement fatal de la
vie –dans tous les domaines-. La richesse décroît et les femmes n’enfantent
pas. Alors l’Etat, pour subvenir à ses propres besoins, renforce la
bureaucratisation de l’existence humaine. Cette bureaucratisation à la seconde
puissance est la militarisation de la société. Ce qui offre le plus d’urgence
pour l’Etat c’est son appareil de guerre, son armée. L’Etat est, avant tout
producteur de sécurité (la sécurité d’où est sorti l’homme-masse, ne l’oublions
pas). C’est pourquoi il est avant tout l’armée. Les Sévère, d’origine
africaine, militarisent le monde. Vaine besogne. La misère augmente. Les femmes
sont chaque jour moins fécondes. On manque même de soldats. Après les Sévère,
l’armée doit recruter parmi les étrangers.
Ne voyez-vous pas le processus paradoxal et tragique de l’étatisme ? La
société, pour vivre mieux, crée comme un ustensile, l’Etat. Ensuite l’Etat
prédomine, et la société doit commencer à vivre pour l’Etat4. Mais
enfin l’Etat se compose encore des hommes de cette société. Plus tard, ils ne
suffisent plus pour soutenir l’Etat et il faut appeler des étrangers :
d’abord des Dalmates, puis les Germains. Les étrangers se rendent les maîtres
de l’Etat et les restes de la société, du peuple indigène, doivent vivre comme
leurs esclaves, esclaves de gens avec lesquels ils n’ont rien de commun. Voilà
à quoi mène l’interventionnisme de l’Etat ; le peuple se transforme en
chair à pâté qui alimente le simple mécanisme de cette machine qu’est l’Etat.
Le squelette mange la chair qui le recouvre. L’échafaudage devient propriétaire
et locataire de la maison.
Quand on sait cela, on éprouve un certain trouble en entendant Mussolini
déclamer avec une suffisance sans égale, comme une découverte prodigieuse faite
aujourd’hui en Italie, cette formule : « Tout pour l’Etat, rien hors de l’Etat, rien contre l’Etat ».
Cela seul suffirait à nous faire découvrir dans le fascisme un mouvement
typique, d’hommes-masse. Mussolini trouva tout fait un Etat admirablement
construit –non par lui, mais précisément par les forces et les idées qu’il
combat : par la démocratie libérale. Il se borne à en user sans mesure. Je
ne me permettrai de juger maintenant le détail de son œuvre, mais il est
indispensable que les résultats obtenus jusqu’à présent ne peuvent se comparer
à ceux qu’obtient dans l’ordre politique et administratif l’Etat libéral. S’il
a obtenu quelque chose, c’est si minime, si peu visible et si peu substantiel,
que cela compense difficilement l’accumulation de pouvoirs anormaux qui lui
permettent d’employer cette machine jusqu’aux dernières limites.
L’étatisme est la forme supérieure que prennent la violence et l’action
directe constituée en normes. Derrière l’Etat, machine anonyme, et par son
entremise, ce sont les masses qui agissent par elles-mêmes.
Les nations européennes entrent dans une étape de grandes difficultés dans
leur vie intérieure pleine de problèmes économiques, juridiques et d’ordre
public excessivement ardus. Comment ne pas craindre que, sous l’empire des
masses, l’Etat ne se charge d’anéantir l’indépendance de l’individu, du groupe,
et d’épuiser ainsi définitivement l’avenir ?
On trouve un exemple concret de ce mécanisme dans un des phénomènes les
plus alarmants de ces trente dernières années : l’énorme augmentation,
dans tous les pays, des forces de police. L’accroissement social y a fatalement
poussé. Il y a un fait qui, pour être habituel n’en a pas moins, à des yeux
avertis, un caractère terriblement paradoxal : la population d’une grande
ville actuelle, pour cheminer tranquillement et faire ses affaires, a besoin,
absolument besoin, d’une police qui règle la circulation. Mais c’est une
naïveté des personnes « d’ordre », de penser que ces « forces de
service public », créées pour l’ordre, se contenteront d’appliquer celui
que ces personnes voudront. Il est inévitable qu’elles finissent par définir et
décider elle-même l’ordre qu’elles imposeront et qui sera, naturellement, celui
qui leur conviendra.
Le sujet qui nous occupe nous amène à remarquer la réaction différente que
peut présenter devant une nécessité publique l’une ou l’autre société. Quand,
vers 1800, l’industrie nouvelle commence à créer un type d’homme –l’ouvrier
industriel- plus enclin au « crime » que l’ouvrier traditionnel, la
France se hâte de créer une police nombreuse. Vers 1810, surgit en Angleterre
–pour les mêmes raisons – une augmentation de la criminalité ; et cela
fait penser aux Anglais qu’ils n’ont pas de police. Les conservateurs sont au
pouvoir. Que font-ils ? En créer une ? Non pas. On préfère supporter
le crime autant qu’on le peut. « Les gens se résignent à faire la place au
désordre, et le considèrent comme la rançon de la liberté. » « A
Paris, écrit John William Ward – on a une police admirable ; mais on paye
cher ses avantages. Je préfère voir que tous les trois ou quatre ans on égorge
une demi-douzaine d’hommes à Ratcliffe Road, plutôt que d’être soumis à des visites
domiciliaires, à l’espionnage et à toutes les machinations de Fouché. » Ce
sont là, en effet, deux idées bien différentes de l’Etat. L’Anglais veut que l’Etat
ait des limites.
Notes:
1-
Pour que la philosophie gouverne, il n’est pas nécessaire que les
philosophes gouvernent – comme Platon le voulut d’abord – ni même que les
empereurs philosophent. Rigoureusement parlant, ces deux choses sont très
funestes. Pour que la philosophie gouverne, il suffit qu’elle existe,
c’est-à-dire que les philosophes soient des philosophes. Mais depuis environ un
siècle ils sont tout, sauf cela ; ils sont politiciens, pédagogues,
littérateurs ou hommes de science.
2-
Cette simple image du grand changement historique, dans lequel la
suprématie des nobles est remplacée par la domination des bourgeois appartient
à Ranke ; mais il est évident que sa vérité symbolique et schématique
demande maintes additions pour être complétement exacte. La poudre était connue
depuis un temps immémorial. L’invention de la charge dans un tube est due à
quelque Lombard. Et même ainsi elle fut inefficace jusqu’à l’invention de la
balle fondue. Les « nobles » usèrent à petites doses de l’arme à
feu ; mais elle était trop chère. Seules, les armées bourgeoises, mieux
organisée économiquement, purent l’employer en grand. Il demeure cependant
certain que les nobles, représentés par l’armée de type médiéval des
Bourguignons, furent définitivement battus par l’armée nouvelle, composée de
Suisses, armée bourgeoise non professionnelle. Sa force originale consista dans
la nouvelle discipline et dans une nouvelle rationalisation de la tactique.
3-
Il serait intéressant d’insister sur ce point, et de faire remarquer que
l’époque des monarchies absolues en Europe a opéré avec des Etats très faibles.
Comment cela s’explique-t-il ? Déjà la société environnante commençait à
grandir. Pourquoi donc, si l’Etat pouvait tout, étant « absolu », ne
se renforçait-il pas ? Une des causes est celle que j’ai déjà indiquée :
incapacité des aristocrates de sang pour la technique, la rationalisation et la
bureaucratie. Mais cela ne suffit pas. Il arriva en outre que l’Etat absolu,
que ses aristocraties ne voulurent pas
agrandir l’Etat aux dépens de la société. Contrairement à ce que l’on croit
habituellement, l’Etat absolu respecte instinctivement la société beaucoup plus
que notre Etat démocratique, qui est plus intelligent, mais qui a un sentiment
moins vif de la responsabilité historique.
4-
Qu’on se souvienne des dernières paroles de Septime Sévère à ses
fils : « Restez unis, payez
l’armée et méprisez le reste. » »
Source:
Ortega y Gasset (José): La révolte des masses, Paris, Editions Stock, 1961, pp.165-175.
Lien:
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