Pour
éclairer dans l’ère (et être dans l’air) du temps, un extrait du chapitre II de
son ouvrage, La fin de la démocratie,
publié en 1993 puis en 1995:
« Nous voici donc, à tous égards,
bien loin des ambitions du XVIIIe siècle, et de leur expression la plus
aboutie, la démocratie parlementaire. Le rêve d’un pouvoir qui arrêterait le
pouvoir, le partage de la puissance entre plusieurs petits pôles autonomes ne
créent pas l’équilibre, mais la paralysie. Au débat public éclairé par les
lumières de la raison dont rêvaient les philosophes du XVIIIe siècle se
substitue une confrontation professionnelle des intérêts. La démocratie
libérale reposait sur deux postulats, qui sont aujourd’hui contestés :
l’existence d’une sphère politique, lieu de consensus social et de l’intérêt
général ; l’existence d’acteurs doués d’une énergie propre, exerçant leurs
droits, manifestant leur « puissance », avant même que la société ne
les constitue en sujets autonomes. Au lieu de sujets autonomes, il n’y a que
des situations éphémères en fonction desquelles se nouent des alliances
provisoires appuyées sur des compétences mobilisées pour l’occasion. Au lieu
d’un espace politique, lieu de solidarité collective, il n’y a que des
perceptions dominantes, aussi éphémères que les intérêts qui les manipulent. A
la fois l’atomisation et l’homogénéisation. Une société qui se fragmente à
l’infini, sans mémoire et sans solidarité, une société qui ne retrouve son
unité que dans la succession des images que les médias lui renvoient chaque
semaine d’elle-même. Une société sans citoyens, et donc, finalement, une
non-société.
Cette crise n’est pas, comme on voudrait
l’espérer en Europe, dans l’espoir d’y échapper, la crise d’un modèle
particulier, le modèle américain.
Certes, les Etats-Unis d’Amérique
poussent à l’extrême la logique de la confrontation des intérêts dans laquelle
se dissout l’idée d’un intérêt général, et la gestion des perceptions
collectives y atteint un degré de sophistication inégalé en Europe. Mais les
cas limites aident à comprendre les situations moyennes, et la crise américaine
est un révélateur de notre avenir.
Le second pays qui porte l’emblème de
notre avenir est le Japon. Il est l’autre facette de la mort de la politique et
du nouvel âge des réseaux. Il n’a pas connu les constructions de l’âge des
Lumières, la célébration de l’individu, le rêve d’une horlogerie sociale qui
respecterait la multitude des destins particuliers. Il passe directement de l’âge
féodal à une modernité dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas encore. Son
succès même en dit autant sur la fin de la politique que la crise américaine.
Car la réussite japonaise n’est pas d’ordre
politique : au Japon, la professionnalisation des intérêts et la fragmentation
qui en est la conséquence trouvent en effet un contrepoids naturel dans la
mémoire entretenue par les rites, d’une commune origine. Il échappe ainsi au
blocage de l’Amérique, pour le moment incapable de concilier la logique
institutionnelle de ses origines avec la logique relationnelle de la puissance
contemporaine : paralysé par des coercitions négatives, écartelé par une
multitude de débats hétéroclites qui ne sont plus arbitrés sur le terrain
commun de la politique et de l’intérêt général, Washington ne sait plus
décider. Tel n’est pas le cas du Japon, mais ce n’est pas la politique qui le
sauve de la paralysie. C’est la chance de ce pays d’être construit sur des
habitudes séculaires plutôt que sur un contrat. On ne trouve pas à Tokyo plus
de citoyens qu’à Washington. Le Japon n’est pas une société, mais la mémoire d’une
société ; on y mime des rapports de force, on y organise, avec le même
parti au pouvoir depuis des décennies, le théâtre de la démocratie, et la
chorégraphie bien agencée de ces affrontements soigneusement limités est la
transposition asiatique des joutes médiatiques de l’Amérique moderne. Bunraku là-bas, Guignol ici, le théâtre
des marionnettes n’est pas le même, il n’obéit pas aux mêmes règles, mais tous
deux sont aussi « apolitiques ».
Partant de points de départ opposés,
ils représentent l’un et l’autre des formes dégradées de la démocratie
parlementaire, si on désigne ainsi le régime où l’exécutif gère l’Etat sous le
contrôle des pouvoirs législatif et judiciaire. Pour qu’il y ait contrôle, il
faudrait que continuent d’exister ces pôles institutionnels de la puissance,
dont nous constatons la disparition. Il faudrait qu’il y ait des contrôleurs et
des contrôlés. Il faudrait que les acteurs d’une décision puissent être
clairement identifiés. Tel n’est plus le cas quand la multiplication des
partenaires de la décision bouleverse la vision traditionnelle : le temps
n’est plus où une grande loi fixait les principes, à charge pour les bureaux de
l’Administration d’en assurer l’application. Désormais, il n’y a plus qu’une
suite de petites décisions, dont la somme constitue, en apparence plus qu’en
réalité, la « grande décision » : la procédure budgétaire
américaine, tiraillée par mille demandes ponctuelles, et très artificiellement
encadrée par des décisions de portée générale, qui ne contraignent que les
apparences, est un exemple de ce monde où la paralysie des institutions
débouche finalement sur une diffusion du pouvoir pas très éloignée de la logique
japonaise. L’exécutif y a perdu l’initiative, sans que le parlement ait
renforcé sa souveraineté.
Qu’on ne s’étonne pas alors si dans les
démocraties « avancées » les électeurs votent moins, tandis que la
plupart des hommes politiques perdent le respect de leurs concitoyens, le Japon
étant sur ce plan comme sur d’autres à la pointe de la modernité. L’homme
politique dont rêvaient les philosophes des lumières devait être l’accoucheur
de la vérité d’une société. Ayant reçu le don de la parole en même temps que
celui de la raison, il contribuait à révéler, dans la cérémonie parlementaire,
la transcendance sociale. Mais pour entretenir une telle ambition – la recherche
collective et démocratique de l’intérêt général -, il fallait faire le pari que
chaque homme est capable de porter en lui la vérité, et donc de la reconnaître.
Il n’y a rien de plus étranger à notre
époque que cette idée d’une personne-sujet qui existerait par elle-même, en
dehors du réseau relationnel dans lequel elle s’insère, et qui seul la définit.
Bien sûr, il y a des sentiments, et même des passions menaçantes dans la mesure
où elles pourraient détruire l’homogénéité du tissu social qui permet la
relation, mais ces passions ne constituent pas une personne, comme le péché
constitue le chrétien. Nous sommes de plus en plus « japonais » et la
carte de visite tient lieu à la fois de baptême et de serment du citoyen. Tels
deux insectes qui s’auscultent précautionneusement avec leurs antennes, nous
échangeons nos cartes, signes codés sans lesquels ne peut s’établir une
relation fonctionnelle, toute entière définie par la situation qui en est l’occasion.
La politesse alors remplace la
politique. Elle n’est plus un vernis posé sur une réalité sociale, elle est
cette réalité même.
Les signes ne renvoient à aucune
vérité qui serait le terrain commun où se rencontrent les hommes. Car si tel
était le cas, il y aurait aussi des hommes seuls, enfermés dans leur expérience
solitaire du vrai, comme Galilée face à ses juges. Non, il n’y a pas d’autre
vérité que sociale, il n’y a plus d’ermite qui se retire dans le désert, et la
seule connaissance qui mérite d’être approfondie est celle des signes, pour
déchiffrer de nouvelles règles, et non de nouvelles vérités. La savoir en effet
ne consiste pas à découvrir quelque vérité première, mais à collectionner des
signes nouveaux. Cette chasse-là n’a pas de fin.
On s’explique que le Japon, parce qu’il
le modèle le plus achevé de ce monde où la règle remplace le principe, puisse à
la fois s’imprégner des autres civilisations et leur rester parfaitement
imperméable. Il ajoute des signes à sa collection de signes. De l’Europe, il
sait tout apprendre, sauf une chose, l’idée de la vérité. Car il accepte d’autant
plus facilement la « vérité » des autres qu’il n’a pas à renoncer à
la sienne. En fait de vérité, il n’y a que des méthodes, des modes d’emploi…Toute
règle qui « fonctionne » mérite d’être prise en considération.
Ayant renoncé à former un corps
politique, coincés entre l’accumulation des signes et le respect des procédures,
atomes industrieux de l’âge relationnel, nous avons perdu, avec l’évidence de
la nation et du territoire, ce socle de principes qui nous constituait en
société. Tout au plus pouvons-nous espérer, imitant les Japonais, trouver dans
la mémoire et les rites le reflet pâli d’une société qui n’est plus. »
1-Source :
Ghéhenno (Jean-Marie) : La fin de
la démocratie, Paris Flammarion, 1995,
pp.50-56
2-Wikipedia :
Notice sur son père l’académicien Jean
Guéhenno :
Jean Vinatier
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