« Les déclarations
d’amour marquent rarement un tournant historique, mais nos annales retiendront
le « j’aime l’entreprise » lancé par notre premier ministre au Mouvement des
entreprises de France (Medef) un jour d’août 2014. Les cris du cœur ont leur
ambiguïté. Comment interpréter celui-ci ?
Une effusion
L’apprenti Chateaubriand se
tournera vers le passé. Goûter, c’est comparer. En 1945, le patronat, mis au
piquet après ses compromissions avec l’occupant, vint demander l’aman au chef
du gouvernement, le général de Gaulle. Lequel, peu rancunier, le lui donna.
Deux républiques plus tard, le chef de gouvernement, pour excuser ses mauvaises
fréquentations passées, est venu demander l’aval du patronat, qui ne le lui
chipota pas. Un prêté pour un rendu. L’homme d’affaires ne se dérange plus. Il
reçoit l’homme d’Etat. Les importants ont permuté.
L’émule de Bourdieu, moins
sentimental, trouvera confirmation du fait que la bourgeoisie industrielle et
commerciale a fauché la place de la bourgeoisie administrative et
intellectuelle (qui avait elle-même, jadis, déplacé l’aristocratie foncière) au
premier rang de la classe dominante. L’échelle des revenus corrigeant désormais
celle des mérites, il connaît l’envie qu’inspirent aux hauts fonctionnaires les
gestionnaires du privé. Normal donc que l’inspecteur des finances pantoufle à
30 et non à 60 ans. Changement de portage.
L’élève de René Rémond, à
Sciences Po, pointera le retour en force du saint-simonien de 1820 chez nos
esprits avancés et saluera un juste et tardif hommage du frelon aux abeilles
industrieuses. Un gouvernant aux effets d’annonce sans effet, convaincu de sa
condition parasitaire dans le tout-marché, passe le flambeau aux vrais
producteurs de richesse. On connaît le nouvel annuaire administratif qui
circule sous le manteau. A l’Elysée, le PDG de la Maison France ; à Matignon,
le top management ; au Sénat, le conseil de surveillance ; et au
Palais-Bourbon, un comité d’entreprise élargi.
N’appartenant à aucune des
trois catégories précédentes, qu’il me soit permis de célébrer l’événement
comme il le mérite : pour un changement de culture et, au fond, de
civilisation. Notre premier ministre, patriote mais conséquent, aime
l’entreprise parce qu’il aime la France et que la France n’abrite pas
seulement, et pour son plus grand bien, des sièges sociaux de multinationales
mais est devenue elle-même une grande et belle entreprise.
Aimer, c’est graviter. Changer
de soleil, ce n’est pas anodin. La relation du chef politique aux chefs
d’entreprises (privées, en l’occurrence, les publiques étant en peau de
chagrin) n’est plus d’utilisation mais de fascination. S’il se fût contenté
d’un « je vous apprécie », « je vous considère », « je vous propose une
transaction d’intérêt mutuel (il faut bien produire avant de redistribuer) »,
ce n’eût pas été le saut de l’ange. Ce que j’ai vu à la télé, ce jour-là, c’est
un enfant du siècle transi par l’illusion du siècle nouveau, l’erreur de calcul
qui nous bouche la vue et s’en prend à nos vies.
L’invasion
Pris dans l’étau Eco, notre
vocabulaire rétrécit. Chacun s’exprime à l’économie : il gère ses enfants,
investit un lieu, s’approprie une idée, affronte un challenge, souffre d’un
déficit d’image mais jouit d’un capital de relations, qu’il booste pour rester
bankable et garder la cote avec les personnalités en hausse.
Quand notre ministre de la
culture et de la communication (titre à intervertir : la com, c’est du lourd)
reçoit un président de chaîne publique, il le somme de remonter dare-dare
l’Audimat. « Les chiffres sont là, monsieur, il n’y a rien à dire d’autre. » Et
surtout pas parler mission, qualité, intérêt. Un chercheur en sciences sociales
se voit accorder son satisfecit d’après le nombre d’articles qu’il a publiés
dans les revues anglo-saxonnes ; un ministre de l’intérieur, au nombre
d’éloignements d’étrangers par an ; un préfet, au nombre d’expulsions qu’il
fait dans le mois ; un agent de circulation, au nombre de contredanses qu’il a
collées chaque jour ; un film, au nombre d’entrées le mercredi ; et une
émission, au nombre de téléspectateurs. Nos bambins ont une valeur faciale
indexée sur Facebook. Sans doute faut-il savoir compter la peine des hommes et
évaluer le prix des choses.
Conclusion : s’il y a une
crise économique, l’économie est si peu en crise que son ombre portée gouverne
aussi bien notre intimité que l’ensemble de notre vie publique et déjà
intellectuelle.
Nos champions d’une science
économique plus qu’aléatoire ne connaissent de pronostic que rétrospectif et ne
rient qu’en se regardant, comme les augures romains, sans faire rire personne
d’autre. Leurs avis sont écoutés avec gravité sur le parvis des temples.
Curieusement, leur fulgurante montée, en influence et crédibilité, est
intervenue quand l’économie, qui n’occupait pas jusqu’alors toutes les
conversations, s’est mise à battre de l’aile avec la crise pétrolière, à la fin
des « trente glorieuses ». On me répondra que c’est quand la voiture tombe en
panne que les garagistes sont le plus écoutés. C’est logique. Sauf que les
mécaniciens savent en général faire repartir l’automobile.
L’assimilation
La subversion utilitariste a
conduit le Quai d’Orsay vers une diplomatie axée sur la rentrée de devises et
qui s’est annexé le tourisme, un morceau de roi. La balance des comptes peut
expliquer les liens d’amitié renforcés de « la patrie des droits de l’homme »
avec l’Arabie saoudite, où l’on décapite chaque semaine en public, au sabre,
non au couteau, les coupables d’adultère ou de blasphème. Notre président fait
représentant de commerce. Démarchage réussi s’il a « dopé la cote des
entreprises hexagonales ». Plus grave apparaît la mise à l’alignement de nos
forces armées. Elles n’ont pas seulement subi, au détriment de leurs capacités
opérationnelles, de drastiques réductions budgétaires et de personnel (les
armées ont depuis 1989 perdu les deux tiers de leurs effectifs). Plus qu’une
diminution, c’est une dissolution par rabattement de l’institution sur le
modèle entreprise, affectant au premier chef l’armée de terre. Fin du monopole
de la violence légitime, banalisation de la fonction, démotivation générale et
apparition, en attendant les contractors, d’un « outil de défense » en kaki de
travail. Avec l’alibi du passage à l’armée de métier — catastrophe républicaine
—, on fait du soldat un salarié, de l’officier un cadre sup, et de la mort au combat
une faute de service donnant droit à dédommagement. On « externalise ». Les
sociétés militaires privées (déjà testées pour la piraterie), sur le modèle
anglo-saxon, occuperont demain le marché « sécurité ». C’est le paradoxe de ces
pas en avant que de nous ramener en arrière. Notre XXIe siècle débouche sur le
XVIe. Retour des condottieres. Point d’argent, point de suisses, une ombre
d’armée pour une ombre d’Etat.
Remémoration
Le monde a changé d’odeur,
mais chacun peut faire comme si de rien n’était. Nous usons des mêmes
substantifs. La marque s’appelle toujours France et sous le pont Mirabeau coule
la Seine. Tout baigne, pas de mouron. Oui, mais qu’est-ce qu’on aime en 2015
quand on « aime la France » ? Qu’est-ce qu’on sert quand on sert l’Etat : la SNCF
ou l’Europe ? Une France faite à coups d’épée n’appelle pas les mêmes
tendresses qu’une France refaite à coups d’OPA, et ce n’est pas exactement le
même bipède qui se réveille au son des cloches, puis du tambour, puis de BFMTV.
Quand la nation est remplacée
par l’entreprise, il n’est plus question de mourir pour Total — et c’est un
grand avantage pour notre bien-être à tous qu’à l’envoi de troupes puissent
succéder des sanctions économiques (plus besoin d’aller jusqu’à Moscou
affronter le général Hiver). Dans un monde interdépendant, qui sanctionne est
bientôt sanctionné lui-même, mais peu importe, le mot a un goût de punition,
qui sied à notre comique certitude de supériorité morale. L’histoire de France,
pour son bonheur, n’a connu à sa tête que des sacralités par ricochet, soit des
intermédiaires entre l’Eternel et l’Actuel, hommes ponts ou go-between. Entre
le Ciel et la Terre pour les fils de Saint Louis. Entre le chêne de Vincennes
et la base de Kourou, entre le baptême de Clovis et la bombe atomique pour de
Gaulle. Entre Bruxelles et Bercy, le pacte de stabilité et les chiffres de
l’Insee pour M. Hollande. Quand le monarque prend le Ciel à témoin, il a
Bossuet pour visiteur du soir ; quand sa hantise est l’histoire, il a Malraux ;
quand ce sont les statistiques, il a Jacques Attali.
Fascination
On comprend dès lors le
mimétisme américain et que la nouvelle Europe soit un dominion, fondu dans
l’Otanie, avec son commandant en chef à la Maison Blanche. Il décide, et on
fait (ou alors on ne fait rien). Ce n’est que l’expression stratégique d’un
glissement de terrain dans les mentalités. Les Français eux-mêmes, jadis plus
originaux, ne reçoivent plus sur ce terrain d’affluent intellectuel national.
Nos centres d’analyse et d’études stratégiques sont des think tanks
anglo-saxons franchisés, dont les responsables, formés aux Etats-Unis, ont pour
haute ambition d’être reçus au Pentagone ou au State Department (un mot de
félicitation manuscrit est mis sous verre et accroché au mur). Pourquoi une
position française, si c’est l’Occident qui est à défendre ? Les Etats-Unis ont
perdu toutes les guerres qu’ils ont engagées depuis 1945 (un bémol pour la
Corée), mais un allié loyal ne se pose pas trop de questions. Peu importent
Vietnam, Somalie, Afghanistan, Irak, Libye, etc. Le décisif, c’est que notre
métropole a gagné la bataille des esprits, des monnaies, des langues, des
drones, des normes et des rêves — avec notre appui militant, en périphérie.
L’élite romaine parlait grec,
et c’est la Rome impériale qui a hellénisé l’Occident. L’élite américaine est
monolingue, et le globish est notre espéranto.
La mise sur orbite de nos
nouvelles générations qui cherchent à rallier dès la sortie du lycée la patrie
de Steve Jobs est la conséquence d’une osmose entre deux écosystèmes. Le nôtre,
hélas, ne peut sortir gagnant de cette transfusion de valeurs, pour deux
raisons simples. La première, génétique : l’économie préside en Amérique parce
qu’elle a précédé l’Etat, quand c’est l’inverse en France, où l’Etat a civilisé
la société civile et unifié la nation. La seconde, spirituelle : l’Amérique
dispose d’une religion civile, et nous n’en avons plus. La foi
biblico-patriotique domine, régule et soutient un gratte-ciel dont Wall Street
n’est pas le faîte mais l’entresol. Si la démocratie américaine n’est pas une
pure et simple ploutocratie, elle le doit à cette colonne vertébrale et
métaphysique. On ne voit pas l’œil de Dieu sur notre euro.
Implosion
Qu’on soit coach ou président,
pape à Rome ou éditeur à Paris, l’art politique consiste à transformer un tas
en tout — des populations en un seul peuple, ou une bande de zigotos en membres
d’une même équipe. La superstition économique a l’effet contraire : elle
désagrège un tout en tas. Le premier compose, la seconde décompose. Pour créer
un ensemble et l’élan qui va avec, un fédérateur se sert (si l’on peut dire) de
symboles pour galvaniser et rassembler. Qu’est-ce qu’un symbole ? Un point de
mire et de convergence : un pôle aimanté. Progrès, Justice, Révolution, Nation,
Egalité : un invisible, impossible à photographier parce que situé au-delà de
la ligne d’horizon et au-dessus de notre monde immédiat et sensible, mais qui a
la vertu de relier.
Le commun est en surplomb ou
n’est pas. Il se trouve que les hommes ne peuvent s’unir qu’en quelque chose
qui les dépasse. Sans un axe vertical, rien de solide à l’horizontale, mais du
sablonneux, du liquéfié, de l’invertébré. Ségrégation et zonage. Des cases et
des niches. La mise en concurrence des régions, classes d’âge, universités,
mémoires, disloque tout ce que l’histoire a pu fédérer, agréger, mêler et
féconder. L’Europe se meurt d’horizontalité : comme rien ne dépasse la loi du
chiffre, ça tombe en morceaux (Catalogne, Irlande, Flandre, etc.). La France ne
se morcelle pas en principautés mais en ghettos, réseaux, lobbies, ethnies,
religions. Et tout se tient dans ce joyeux démembrement. Soixante millions de
branchés, soixante millions d’esseulés, qui ne savent plus à quel saint se
vouer. Comme si une connexion Internet pouvait engendrer un lien de fraternité.
Aliénation
Un demi-siècle de paix
européenne n’a pas aidé à dégager des caractères dans le magma des
intelligences. N’ayant jamais tenu un revolver en main, ni fait leur service
national, les dernières couvées de l’ENA ignorent les questions de défense.
D’où leur propension à engager des guerres qu’elles ne savent comment terminer
(le jour d’après n’est pas leur souci). Peu informée de l’histoire des
religions et des géographies culturelles, instruite dans l’idée que l’histoire
de l’humanité commence à la chute du mur de Berlin et celle de la France au
D-Day, cette génération n’est pas en phase avec une actualité qui retrouve
toute sa profondeur de temps. D’où ses erreurs de pronostic, notamment au
Proche-Orient.
Ne lisant plus de livres
enfin, désertant les théâtres, rivée à ses petites phrases, flashs, SMS et
banderilles, elle s’est laissé gagner par un illettrisme réactif, malin dans la
forme, bébête sur le fond. Peu d’expérience et guère de convictions : ne lui reste,
pour faire carrière, qu’à s’adapter à ce qu’elle tient pour le plus réel :
Paris Match et Free. Médias et business. Le suicide de la chose publique par
ses célibataires, même — qui déconsidère le métier et fait fuir les meilleurs —
a finalement investi Patrick Sébastien et les Bleus du soin de satisfaire aux
invariants besoins de ferveur et de solidarité.
Il arrive que le business ne
fasse pas le bonheur et qu’on ait besoin, à l’horizon, de grandes choses
inutiles. Il arrive que des jeunes d’ici aillent faire leur service militaire
ailleurs, qui en Syrie, qui en Israël, qui en Ukraine. Cela donne des frissons
aux frileux. Il y a de quoi redouter, en effet, comme un cercle vicieux entre
le nihilisme du gratin et le fanatisme de la « racaille ». Un chassé-croisé de
phobies et de boucs émissaires entre les aliénés de l’American dream rêvant
d’aller déambuler à San Francisco ou New York et les aliénés d’un califat
onirique rêvant d’aller parader à Mossoul ou Rakka. Les premiers devenant
étrangers à leur culture et les seconds faisant leur une lointaine folie.
Ne désespérons pas. Un retour
au concret d’ici et maintenant n’est pas impossible à plus long terme, pour peu
que l’héritage intellectuel des Lumières vienne à rencontrer une volonté
morale. Pas demain dimanche, mais, comme on dit, le pire n’est pas toujours
sûr.
Régis Debray
Ecrivain et philosophe. Une version longue de ce texte paraîtra à la
fin de ce mois aux éditions du Cerf »
Source :
http://www.monde-diplomatique.fr/2014/10/DEBRAY/50859
Jean Vinatier
SERIATIM
2014
Internautes : Afrique
du Sud, Albanie, Algérie, Angola, Arabie Saoudite, Argentine, Arménie,
Australie, Bahamas, Bangladesh, Biélorussie, Bénin, Bolivie, Bosnie
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France + DOM-TOM, Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Saint-Pierre–Et-Miquelon),
Ukraine, Uruguay, Vatican, Venezuela, Vietnam, Yémen
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