« Paris n'est
plus une très grande ville. C'est une agréable cité, qui ressemble à un gros
bourg paisible. Souvent le soir, traversant le boulevard Saint-Michel ou le
Saint-Germain, à l'heure où Londres, New York grondent, j'aperçois un bus ou
deux, vides aux trois quarts, trouant la nuit; quelques piétons se hâtent chez
eux, comme dit le romancier. Les rez-de-chaussée commerciaux ont mis la
veilleuse. Les surgelés Picard grelottent. Les SDF déplient leur couchage de
carton.
J'accuse la mairie de Paris d'«entrave à la circulation», délit
punissable.
Ils ont voulu la province le tramway obsolète, la plage ou la pétanque,
la piétonisation villageoise, les maraudes ou les parcages des gros autocars
touristiques, les quartiers chichi, les foires à brocante et à charcuterie.
Le commerce a horreur du vide? Qu'on lui donne (?) les grandes places et
les larges trottoirs; couverts à chaque fête (c'est tout le temps) de baraques
de bois accolées où les crêpes, boudins et autres pots d'étain, attisent la
convoitise de l'occasion. La fripe a rasé la librairie au
Quartier-ex-latin; la plus-belle-avenue-du-monde (sic) est affermée par
la boutique.
Faute d'agrandir Paris en annexant la banlieue, on a transformé Paris en
banlieue. Huit millions d'urbains sont traités de, et en, banlieusards; et les intra-muros,
ces malheureux deux millions immuables bouclés à jamais dans leur ceinture et
leur périphérique, obéissant à une poignée de dogmatiques omnipotents,
subissent, paralysés, une transformation dévastatrice de leur Ville. On a
détruit les grandes et belles avenues, jadis à la fois encombrées et rapides,
les voici découpées en couloirs incompréhensibles, obstruées de trottoirs
médians au profit de sinistres allées centrales avec leurs arrêts de bus en
guérites-miradors au milieu de la chaussée. Partout les panneaux
contradictoires, les Decaux exhibitionnistes, les interdictions peintes sur le
bitume. La ville fléchée à mort se traîne.
Montparnasse, Port-Royal, Gobelins, Saint-Marcel, Rivoli, Magenta,
Sébastopol, Jean-Jaurès, l'axe Pigalle-Père-Lachaise, des kilomètres d'autres
voies étranglées. Tout doit s'enfiler dans une interminable queue leu leu
monomaniaque d'un exode harassé. A contresens, ils ont réussi cette
prouesse d'installer à la fois la thrombose latérale et le vide central, le
bouchon et le désert! Les deux mauvais opposés se gênent, conjuguant le
pire, au lieu que les deux beaux contraires associés s'ajointent, la
«spaciosité» avec l'animation. Dans la rue du Bac, un de nos rares axes
Nord-Sud, et qui va se rétrécissant du Saint-Germain à la Seine, il n'y avait
que deux files, et déjà saturées; on vient d'en supprimer une, en «autorisant
le stationnement à seule» fin d'enrayer plus encore le débit!
A-t-on augmenté le nombre des taxis et des bus? Nullement. A Londres, ils
se touchent; à New York on ne voit qu'eux. Ici on les cherche. Il n'y a que le
métro qui fonctionne bien, où l'on s'entasse. Tout ça pourquoi? Pour les vélos,
les rollers, le jogging. Ils remodèlent Paris pour le dimanche des cyclistes et
des familles. Pour cent vélos et quelques patins, ils vont fermer les voies sur
berge et rêvent de «piétonniser» la Concorde. Le piéton roi a la priorité
absolue, ce monstre légal, cette faute de jugement.
Est-ce au nom d'un principe de réalité? Au contraire. Ni de plaisir. Parce
que le Parisien n'est pas, et ne veut pas se faire, cycliste. Le Parisien n'est
ni hollandais ni chinois. C'est dommage mais c'est comme ça. Premièrement il a
«peur»; il croit que l'automobiliste veut sa mort. Deuxièmement, on l'a
persuadé que l'air était irrespirable; ce qui est entièrement faux. (Attention:
c'est un cycliste qui vous parle.) On ne s'étouffe que dans le métro.
La Ville lumière est passée au couvre-feu, couvre-vie. Or ce qui compte,
c'est l'animation. La vitalité d'une grande ville se mesure aux déplacements
qu'on y doit et peut faire. Une ville mondiale n'est pas faite pour la
promenade, le lèche-vitrines, les touristes. Attrape-soldes ou vacanciers, ils
sont surnuméraires, parasitaires... Très importants, certes, mais secondaires.
Le tourisme n'est pas le but, mais la bonne conséquence. Il ne faut pas prendre
la marge pour le centre; erreur la plus répandue aujourd'hui. Paris n'est pas
une plage, ni une station de ski; Paris-pétanque, Paris-pêche,
Paris-pique-nique, ce n'est pas le programme. L'activité primaire, comparable
(banalement) à celle d'un organisme, un scanner imaginaire en montrerait les
vecteurs et les synapses d'échanges fourmillants, proliférants, inlassables.
L'activité requiert la circulation. Il faut donc remettre en jeu «contradictoirement»
les deux conditions de celle-ci: la «spaciosité» et la sanction contre les
«stationneurs» abusifs. Démolir tout ce qui réduit la largeur des voies et des
vues, et punir durement les «obstructeurs». Rendre à la circulation, au bon
stationnement, et aux bons «embarras de Paris» un maximum de surface, ce qui
implique de démolir les obstacles, les privilèges d'acier, recoins, vestibules
en pavé, ronds-points accapareurs, barrières plantées, trottoirs géants; et
conjointement traquer le parking sauvage et redompter le
piéton-qui-a-tous-les-droits. Ne pas configurer la rue «pour» l'exception
(l'invalide du coin, le corps diplomatique infatué), mais pour l'aisance
générale. Faire monter le contentement et non la «râlerie», faciliter la danse
des citoyens enlaçant leur ville.
On a tout investi dans la voirie pour la saccager, rien dans le logement.
Des millions d'euros furent coulés dans le bétonnage d'obstacles,
l'«insularisation» des «quartiers», le «labyrinthage» des circuits; mais les
hôtels insalubres brûlent, les églises ou les gymnases sont occupés, les loyers
montent. Il faut «construire» mais du logement social, de l'habitation
modérée, des cités universitaires. Il faut ouvrir la ville à ses confins, et
réinventer de beaux monuments. Ou renoncer à la gloire et à la modernité. Ce
qui précisément arrive: le Comité olympique ne s'y est pas trompé.
Tant qu'il y aura de l'auto-mobile, de tout format, c'est-à-dire
vraisemblablement encore pendant tout le siècle, il est capital (c'est le cas
de le dire) que les flux de circulation aient leur fluidité. Si vous ne voulez
pas que les moteurs à explosion polluent, ce n'est pas le «transport» et
ses véhicules qu'il faut entraver, ce sont les machines «à essence» qu'il faut
remplacer. Inventez! Et comme il y eut des milliers d'attelages dans une belle
odeur de crottin («sentez-vous» les vieilles cartes postales
haussmanniennes?), il pourrait y avoir des dizaines de milliers de «voitures»
d'un troisième type. Ce n'est pas le voiturage qui doit disparaître pour une
cité inanimée, interdite comme dans le tableau fameux, c'est le gaz
d'échappement! Une métropole doit demeurer un tourbillon attractif; le
mouvement l'emporter en avant.
Source :
Jean Vinatier
Seriatim2015
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