Trotski, le 28 juillet 1924, lors de l'assemblée des vétérinaires de Moscou, lut un rapport sur les perspectives du développement mondial. Sur bien des points dans sa lecture du monde d'alors Léon Trotski eut des intuitions et des prévisions tout à fait intéressantes.
Pour la petite histoire et souligner la curiosité de l’homme politique, lors de son exil espagnol, Léon Trotski fit des compliments sur sa lecture des 5 volumes du « Tableau actuel de la monarchie (espagnole)» écrit par le futur baron de Bourgoing en 1789, diplomate à plusieurs reprises dans ce royaume.
« [….]
Le plan des Etats-Unis : mettre
l'Europe à la portion congrue
Que veut le capital américain ? A quoi tend-il ? Il cherche, dit-on, la stabilité.
Il veut rétablir le marché européen dans son intérêt, il veut rendre à l'Europe
sa capacité d'achat. De quelle façon ? Dans quelles limites ? En effet, le
capital américain ne peut vouloir se faire de l'Europe un concurrent. Il ne
peut admettre que l'Angleterre et, à plus forte raison, l'Allemagne et la
France, recouvrent leurs marchés mondiaux, parce que lui-même est à l'étroit,
parce qu'il exporte des produits et s'exporte lui-même. Il vise à la maîtrise
du monde, il veut instaurer la suprématie de l'Amérique sur notre planète. Que
doit-il faire à l'égard de l'Europe ? Il doit, dit-on, la pacifier. Comment ?
Sous son hégémonie. Qu'est-ce que cela signifie Qu'il doit permettre à l'Europe
de se relever, mais dans des limites bien déterminées, lui accorder des
secteurs déterminés, restreints, du marché mondial. Le capital américain
commande maintenant aux diplomates. Il se prépare à commander également aux
banques et aux trusts européens, à toute la bourgeoisie européenne. C'est ce à
quoi il tend. Il assignera aux financiers et aux industriels européens des
secteurs déterminés du marché. Il réglera leur activité. En un mot, il veut
réduire l'Europe capitaliste à la portion congrue, autrement dit, lui indiquer
combien de tonnes, de litres ou de kilogrammes de telle ou telle matière elle a
le droit d'acheter et de vendre. Déjà, dans les thèses pour le 3e Congrès de
l'I.C., nous écrivions que l'Europe est balkanisée. Cette balkanisation se
poursuit maintenant. Les Etats des Balkans ont toujours eu des protecteurs dans
la personne de la Russie tsariste ou de l'Autriche-Hongrie, qui leur imposaient
le changement de leur politique, de leurs gouvernants ou même de leurs
dynasties (Serbie). Maintenant, l'Europe se trouve dans une situation analogue
à l'égard des Etats-Unis et en partie de la Grande-Bretagne. Au fur et à mesure
que se développeront leurs antagonismes, les gouvernements européens iront
chercher aide et protection à Washington et à Londres ; le changement des
partis et des gouvernements sera déterminé en dernière analyse par la volonté
du capital américain, qui indiquera à l'Europe combien elle doit boire et
manger... Le rationnement, nous le savons par expérience, n'est pas toujours
très agréable. Or, la ration strictement limitée qu'établiront les Américains
pour les peuples d'Europe s'appliquera également aux classes dominantes non
seulement d'Allemagne et de France, mais aussi, finalement, de Grande-Bretagne.
L'Angleterre doit envisager cette éventualité. Mais maintenant l'Amérique,
dit-on, marche avec l'Angleterre ; il s'est formé un bloc anglo-saxon, il
existe un capital anglo-saxon, une politique anglo-saxonne ; l'antagonisme
essentiel du monde est celui qui divise l'Amérique et le Japon. Parler ainsi,
c'est montrer son incompréhension de la situation. L'antagonisme capital du
monde est l'antagonisme anglo-américain. C'est ce que montrera de plus en plus
nettement l'avenir.
L'impérialisme américain et la
social-démocratie européenne
Mais avant d'aborder cette question importante, examinons quel est le rôle
que réserve le capital américain aux radicaux et aux menchéviks européens, à la
social-démocratie dans cette Europe qui va être réduite à la portion congrue.
La social-démocratie est chargée de préparer cette nouvelle situation,
c'est-à-dire d'aider politiquement le capital américain à rationner l'Europe.
Que fait en effet en ce moment la social-démocratie allemande et française, que
font les socialistes de toute l'Europe ? Ils s'éduquent et s'efforcent
d'éduquer les masses ouvrières dans la religion de l'américanisme ; autrement
dit, ils font de l'américanisme, du rôle du capital américain en Europe, une
nouvelle religion politique. Ils s'efforcent de persuader les masses
laborieuses que, sans le capital américain, essentiellement pacificateur, sans
les emprunts de l'Amérique, l'Europe ne pourra tenir le coup. Ils font
opposition à leur bourgeoisie, comme les social-patriotes allemands, non pas du
point de vue de la révolution prolétarienne, non pas même pour obtenir des
réformes, mais pour montrer que cette bourgeoisie est intolérable, égoïste,
chauvine et incapable de s'entendre avec le capital américain pacifiste,
humanitaire, démocratique. C'est là la question fondamentale de la vie
politique de l'Europe et particulièrement de l'Allemagne. En d'autres termes,
la social-démocratie européenne devient actuellement l'agence politique du
capital américain. Est-ce là un fait inattendu ? Non, car la social-démocratie,
qui était l'agence de le bourgeoisie, devait fatalement, dans sa dégénérescence
politique, devenir l'agence de la bourgeoisie la plus forte, la plus puissante,
de la bourgeoisie de toutes les bourgeoisies, c'est-à-dire de la bourgeoisie
américaine. Comme le capital américain assume la tâche d'unifier, de pacifier
l'Europe, de lui apprendre à résoudre les questions des réparations et autres
et qu'il tient les cordons de la bourse, la dépendance de la social-démocratie
à l'égard de la bourgeoisie allemande en Allemagne, de la bourgeoisie française
en France, devient de plus en plus une dépendance à l'égard du maître de ces
bourgeoisies. Le capital américain est maintenant le patron de l'Europe. Et il
est naturel que la social-démocratie tombe politiquement sous la dépendance du
patron de ses patrons. C'est là le fait essentiel pour l'intelligence de la
situation actuelle et de la politique de la IIe Internationale. Ne pas s'en
rendre compte, c'est ne pouvoir comprendre les événements d'aujourd'hui et de
demain, c'est ne voir que la surface des choses et se satisfaire de phrases
générales.
La social-démocratie prépare le terrain au capital américain, se fait son
héraut, parle de son rôle salutaire, lui fraye la voie, l'accompagne de ses
vœux, le glorifie. Ce n'est pas là un travail de peu d'importance. Auparavant,
l'impérialisme se faisait frayer la voie par des missionnaires, que les
sauvages ordinairement fusillaient, parfois même dévoraient. Pour venger leur
mort, on expédiait alors des troupes, puis des marchands et des
administrateurs. Pour coloniser l'Europe, pour en faire son dominion, le
capital américain n'a pas besoin d'y expédier des missionnaires. Sur place, il
y a déjà un parti dont la tâche est de prêcher aux peuples l'évangile de
Wilson, l'évangile de Coolidge, l'Ecriture Sainte des Bourses de New-York et de
Chicago. C'est en cela que consiste la mission actuelle du menchévisme
européen. Mais, service pour service ! Les menchéviks retirent de leur
dévouement de nombreux avantages. Ainsi, tout dernièrement, pendant les
périodes de guerre civile aiguë, la social-démocratie allemande a dû assumer la
défense armée de sa bourgeoisie, de cette même bourgeoisie qui marchait la main
dans la main avec les fascistes. Noske, en effet, est une figure symbolique de
la politique d'après-guerre de la social-démocratie allemande. Aujourd'hui,
cette dernière a un rôle tout autre : elle peut se permettre le luxe de faire
de l'opposition. Elle critique sa bourgeoisie et, par là, met une certaine
distance entre elle et les partis du capital. Comment la critique-t-elle ? Tu
es égoïste, intéressée, stupide, malfaisante, lui dit-elle ; mais, par delà
l'Atlantique, il y a une bourgeoisie riche et puissante, humanitaire,
réformiste, pacifiste, qui de nouveau vient à nous, qui veut nous donner 800
millions de marks pour restaurer notre monnaie et tu te dresses sur tes ergots,
tu oses te rebiffer contre elle quand tu as plongé notre patrie dans la misère.
Nous te démasquerons impitoyablement devant les masses populaires allemandes.
Et cela, elle le dit d'un ton presque révolutionnaire, en défendant la
bourgeoisie américaine.
Il en est de même en France. Evidemment, comme la situation politique y est
plus favorable et que le franc n'est pas encore trop déprécié, la
social-démocratie y joue son rôle en sourdine, mais en réalité elle fait
exactement la même chose que la social-démocratie allemande. Le parti de Léon
Blum, Renaudel, Jean Longuet porte entièrement la responsabilité de la paix de
Versailles et de l'occupation de la Ruhr. En effet, il est incontestable que le
gouvernement Herriot, soutenu par les socialistes, est pour le maintien de
l'occupation de la Ruhr. Mais, à présent, les socialistes français ont la
possibilité de dire à leur allié Herriot : " Les Américains exigent que
vous évacuiez la Ruhr à certaines conditions ; faites-le ; maintenant, nous
aussi, nous l'exigeons ". Ils l'exigent non pas pour manifester la volonté
et la force du prolétariat français, mais pour subordonner la bourgeoisie
française à la bourgeoisie américaine. N'oubliez pas en outre que la
bourgeoisie française doit trois milliards 700 millions de dollars à la
bourgeoisie américaine. C'est là une somme importante. L'Amérique peut, quand
elle le voudra, faire dégringoler le franc. Certes, elle ne le fera pas ; elle
est venue en Europe pour y instaurer l'ordre et non pas pour accumuler des
ruines. Elle ne le fera pas ; mais elle pourra le faire, si elle le veut. Tout
dépend d'elle. C'est pourquoi, devant cette dette énorme, les arguments de
Renaudel, Blum et consorts paraissent assez convaincants à la bourgeoisie
française.
En même temps, la social-démocratie en Allemagne, en France et ailleurs,
obtient la possibilité de s'opposer à sa bourgeoisie, de mener sur des
questions concrètes une politique "d'opposition" et, par là même, de
gagner la confiance d'une certaine partie de la classe ouvrière.
Bien plus, les partis menchéviks des différents pays de l'Europe ont
maintenant certaines possibilités d' " actions " communes. Maintenant
déjà, la social-démocratie européenne représente une organisation assez unie.
C'est là en quelque sorte un fait nouveau. En effet, depuis dix ans, depuis le
début de la guerre impérialiste, elle n'avait pu intervenir en bloc.
Maintenant, elle le peut et les menchéviks interviennent pour soutenir en chœur
l'Amérique, son programme, ses revendications, son pacifisme, sa grande
mission. Aussi la IIe Internationale, ce demi-cadavre, se galvanise-t-il
quelque peu. De même que l'Internationale d'Amsterdam, elle se restaure.
Certes, elle ne sera pas ce qu'elle était avant la guerre. Elle n'aura plus sa
force d'autrefois ; il est impossible de ressusciter le passé et de rayer de
l'histoire l'Internationale Communiste. Il est impossible d'effacer la guerre
impérialiste, qui a été un coup terrible pour la IIe Internationale. Néanmoins,
cette dernière s'efforce de se remonter, de se remettre debout, de marcher avec
les béquilles américaines. Pendant la guerre impérialiste, les
social-démocraties allemande et française étaient ouvertement liées à leurs
bourgeoisies respectives. Pouvait-il y avoir une Internationale quand les différents
partis se combattaient, s'accusaient, se vilipendaient les uns les autres ? Il
n'y avait aucune possibilité de revêtir le masque de l'internationalisme. Au
moment de la conclusion de la paix, il en était de même. Versailles ne fut que
la fixation des résultats de la guerre impérialiste dans les documents
diplomatiques. Y avait-il place alors pour la solidarité ? Certes non ! Dans la
période d'occupation de la Ruhr, il en était de même. Mais maintenant, le
capital américain vient en Europe et déclare : Peuples, voilà un plan de
réparations ; messieurs les mencheviks, voilà un programme. Et ce programme, la
social-démocratie l'accepte comme base de son activité. Ce nouveau programme
unifie les social-démocraties, française, allemande, anglaise, hollandaise,
suisse. En effet, chaque petit-bourgeois suisse espère que sa patrie pourra
vendre plus de montres quand les Américains auront rétabli l'ordre et la paix
en Europe. Et toute la petite bourgeoisie, qui s'exprime par la
social-démocratie, retrouve son unité spirituelle dans le programme de
l'américanisme. En d'autres termes, la IIe Internationale a maintenant un
programme d'unification : celui que le général Dawes lui a apporté de
Washington.
De nouveau, le même paradoxe quand le capitalisme américain intervient pour
une œuvre de rapine, il a l'entière possibilité de le faire en se faisant
passer pour un réorganisateur, un pacificateur, un réalisateur des aspirations
humanitaires, tout en créant pour la social-démocratie une plate-forme
incomparablement plus avantageuse que la plate-forme nationale qu'adoptait hier
cette dernière. La bourgeoisie nationale est là, tout le monde peut la voir,
tandis que le capital américain est éloigné, il est difficile de connaître ses
affaires, qui ne sont pas toujours des plus propres ; mais en Europe, il
intervient en qualité de pacificateur ; sa puissance colossale, sans précédent
dans l'histoire, sa richesse surtout, en imposent aux petits-bourgeois, aux
social-démocrates. Je vous dirai en passant que durant cette dernière année
j'ai été obligé, par mes fonctions, d'avoir des entretiens avec quelques
sénateurs américains des partis républicains et démocrates. Extérieurement, ce
sont des provinciaux. Je ne suis pas sûr qu'ils connaissent la géographie de
l'Europe, je croirais plutôt que non, mais quand ils parlent politique, ils
s'expriment ainsi : "J'ai dit à Poincaré", " J'ait fait
remarquer à Curzon " " J'ai expliqué à Mussolini ". En Europe,
ils se sentent comme en pays conquis. Un fabricant enrichi de lait condensé, de
conserves ou autres produits, parle sur un ton protecteur des politiciens
bourgeois les plus influents de l'Europe. Il prévoit qu'il sera bientôt le
maître, il se sent déjà le maître. Et c'est pourquoi les calculs de la
bourgeoisie anglaise, qui espère conserver son rôle dirigeant, seront déjoués. »
La suite ci-dessous :
Jean Vinatier
Seriatim 2016
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