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vendredi 17 février 2017

« Henri Guillemin, intellectuel réfractaire » N°4318 11e année



Très heureux entretien entre Patrick Berthier et Sarah Al-Matary pour La vie des idées sur Henri Guillemin désormais très populaire sur Youtube

« Un temps oublié, Henri Guillemin (1903-1992) retrouve un public grâce à la diffusion de ses conférences sur le web. Ce critique traîne une réputation de partialité. Faut-il pour autant nier ses intuitions ? Patrick Berthier retrace le parcours de cet intellectuel réfractaire, qui sut mettre les médias au service d’un savoir hétérodoxe. »

« La Vie des idées : Henri Guillemin se définit moins volontiers comme un critique que comme un historien. Lui qui a été formé par les fondateurs de l’histoire littéraire semble pourtant s’en détacher en partie. Comment dépasse-t-il l’antagonisme entre critique et histoire, qui divisait les « sciences humaines » depuis le 19e siècle ?

Patrick Berthier : Je pense qu’Henri Guillemin acceptait l’étiquette d’historien, en sachant qu’il n’était pas un historien de métier, mais de passion et de conviction, et qu’il fallait réviser un certain nombre de versions officielles. Par sa formation, il est un littéraire, venu à l’histoire parce qu’il a fait une thèse sur Lamartine [2], et qu’il estimait que ce qu’on disait de Lamartine en 1848 ne correspondait pas à ce qu’il avait constaté en l’étudiant.
À ses débuts, juste après sa thèse d’État, il a été nommé professeur à l’université francophone du Caire, et a travaillé comme chroniqueur dans un grand quotidien de l’élite francophone qui s’appelait La Bourse égyptienne ‒ ce qui est rétrospectivement plutôt cocasse. Pendant un peu plus de deux ans – de l’automne 1937 à l’automne 1939 ‒, il y a publié 98 chroniques qui relèvent essentiellement de la critique littéraire, mais dont quelques-unes portent sur des livres qui dérivent vers le domaine des idées, parce qu’il y évoque, par exemple, les pamphlets de Céline. Là, il fait un métier de critique, avec des billets de trois à quatre pages in-8°. C’est tout à fait passionnant, parce qu’on y voit L’Espoir, ou les derniers romans de Simenon, lus à chaud. Par la suite, notamment en vieillissant, il a le plus souvent continué de donner à son activité dans les journaux l’apparence d’un compte rendu de livres : au Figaro littéraire dans les années 1950, puis dans les cinq dernières années de sa vie, quand il ne se déplaçait plus beaucoup, il a écrit toutes les semaines un billet – en général sur un livre – pour L’Express de Neuchâtel [3], où il habitait. Dans ces billets, il y a de la critique littéraire (pas beaucoup), des retours sur ses idées chères, et des chroniques de livres récents qui lui paraissent importants.
Guillemin a eu une activité de critique surabondante et durable, qu’il n’a jamais abandonnée. Mais ce n’est pas d’abord l’image qu’en ont un certain nombre de gens qui le connaissent par ses livres, parce que beaucoup de ces livres, qui ont marqué les dossiers de presse, sont des livres d’historien : Les Origines de la Commune, entre autres. Quand on regarde la liste de la presque centaine de livres qu’il a pu écrire, on trouve à peu près une moitié de critique, et une moitié d’histoire. Guillemin ne se percevait pas, je crois, comme critique, mais comme quelqu’un qui signalait un livre – souvent pour en dire du bien, pas nécessairement pour le démolir ‒, avec l’idée que le lectorat du journal dans lequel il publiait l’article n’irait pas lire l’ouvrage. Pour prendre un exemple intéressant, parce qu’il touche à la fois à la littérature et à l’histoire : il était passionné par Victor Hugo [4], et il estimait beaucoup Hubert Juin ; il a écrit au moins une dizaine d’articles sur plusieurs années sur la biographie d’Hubert Juin, sur son édition de Choses vues en « Folio »… Par ce biais-là, il met à profit les quelques mots qu’il veut dire en faveur du travail d’Hubert Juin pour rappeler ce qui lui paraît essentiel chez Victor Hugo. Il note par exemple que, quoiqu’on ait tant écrit sur Hugo, ses croyances religieuses au sens strict n’ont pas été étudiées.
Il me semble que Guillemin ne projetait pas de pensée théorique sur ce qu’il faisait. Il pensait qu’il y avait des choses à dire, et qu’il n’aurait jamais le temps de dire tout ce qui lui paraissait essentiel avant de ne plus pouvoir. Il avait une vision de lui-même que je crois juste, qui était celle de quelqu’un qui, s’il avait suivi docilement le chemin, aurait été un universitaire à la façon de Daniel Mornet [5], le directeur de sa thèse de lettres. Si l’on repart de cette thèse ‒ son premier gros travail ‒, on constate qu’il a fait la critique des sources du Jocelyn (1836) de Lamartine, en étudiant consciencieux et obéissant, bien que ce type d’analyse érudite, alors en vogue, ne le séduisît pas : de fait, il prouvera plus tard dans ses essais que la précision factuelle, le recours au document, n’ont pour lui de valeur que s’ils soutiennent des hypothèses personnelles (parfois hardies) sur la psychologie des auteurs ou leur inscription précise dans l’époque et les relations sociales.
Étant mâconnais comme Lamartine, Guillemin espérait mettre la main sur des documents qui lui permettraient de donner à connaître un autre Lamartine que celui des Méditations poétiques (1820), dont on reconnaissait qu’il avait fondé la modernité romantique. Guillemin verse déjà dans ce qu’on n’appelle pas encore la génétique textuelle, lorsqu’il montre comment les deux chants prévus à l’origine par le poète sont devenus un ensemble magistral de 8000 vers décrivant comment Jocelyn, s’étant fait prêtre par la force des choses, se prend de passion pour une jeune femme à laquelle il renonce, et à qui il sera bien plus tard amené à délivrer les derniers sacrements. Or aux archives de Saône-et-Loire, Guillemin met la main sur des documents qui précisent le portrait de l’abbé Dumont, ce prêtre « défroqué » par la passion, père d’un enfant, dont Lamartine avait avoué qu’il était le modèle de Jocelyn (le poète l’avait d’ailleurs connu). Guillemin nuance enfin les interprétations idéologiques du recul de la pratique religieuse chez Lamartine à partir de 1832, en l’expliquant plutôt par la mort de sa fille.
C’est dès cette époque-là que se forme chez Guillemin une perception du document qui n’est absolument pas documentaliste ou documentariste, mais testimoniale. Le document, c’est une déposition, comme il aime à le dire. Tout ce qu’on peut dénicher qui n’est pas connu est un élément si ce n’est d’un procès, de l’instruction d’une affaire, de la connaissance d’une affaire. Il me semble qu’il y a une filiation directe entre le fait qu’il soit venu préparer sa thèse à la Sorbonne et la méthode qui a été la sienne ensuite. Il m’a rapporté un jour ce mot de Philippe Sollers : « Sainte-Beuve, c’est la critique de papa, et Guillemin la critique de grand-papa ». Il citait cela plutôt avec amusement : « Tant pis, tant pis… ». Il n’aimait pas trop Sainte-Beuve comme personne, mais il partageait sa conviction qu’on ne peut juger d’un écrivain qu’en connaissant sa vie. Peu lui importait que le plus célèbre critique du 19e siècle ait été enterré par Proust, puis les structuralistes. Guillemin ne cherchait pas à être à la mode.
La suite ci-dessous :

Voir et écouter également sur Veni Vedi Sensi :

Que penser d’Henri Guillemin ?

Henri Guillemin est-il fiable ?

Jean Vinatier
Seriatim 2017

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