Très heureux entretien entre Patrick Berthier et Sarah Al-Matary pour
La vie des idées sur Henri Guillemin désormais très populaire sur Youtube
« Un temps oublié, Henri
Guillemin (1903-1992) retrouve un public grâce à la diffusion de ses
conférences sur le web. Ce critique traîne une réputation de partialité.
Faut-il pour autant nier ses intuitions ? Patrick Berthier retrace le
parcours de cet intellectuel réfractaire, qui sut mettre les médias au service
d’un savoir hétérodoxe. »
« La Vie des idées : Henri Guillemin se
définit moins volontiers comme un critique que comme un historien. Lui qui a
été formé par les fondateurs de l’histoire littéraire semble pourtant s’en
détacher en partie. Comment dépasse-t-il l’antagonisme entre critique et
histoire, qui divisait les « sciences humaines » depuis le 19e
siècle ?
Patrick Berthier : Je pense qu’Henri
Guillemin acceptait l’étiquette d’historien, en sachant qu’il n’était pas un
historien de métier, mais de passion et de conviction, et qu’il fallait réviser
un certain nombre de versions officielles. Par sa formation, il est un
littéraire, venu à l’histoire parce qu’il a fait une thèse sur Lamartine [2],
et qu’il estimait que ce qu’on disait de Lamartine en 1848 ne correspondait pas
à ce qu’il avait constaté en l’étudiant.
À ses débuts, juste après sa thèse d’État, il a été
nommé professeur à l’université francophone du Caire, et a travaillé comme
chroniqueur dans un grand quotidien de l’élite francophone qui s’appelait La
Bourse égyptienne ‒ ce qui est rétrospectivement plutôt cocasse. Pendant un
peu plus de deux ans – de l’automne 1937 à l’automne 1939 ‒, il y a publié 98
chroniques qui relèvent essentiellement de la critique littéraire, mais dont
quelques-unes portent sur des livres qui dérivent vers le domaine des idées,
parce qu’il y évoque, par exemple, les pamphlets de Céline. Là, il fait un
métier de critique, avec des billets de trois à quatre pages in-8°. C’est tout
à fait passionnant, parce qu’on y voit L’Espoir, ou les derniers romans
de Simenon, lus à chaud. Par la suite, notamment en vieillissant, il a le plus
souvent continué de donner à son activité dans les journaux l’apparence d’un
compte rendu de livres : au Figaro littéraire dans les années 1950,
puis dans les cinq dernières années de sa vie, quand il ne se déplaçait plus
beaucoup, il a écrit toutes les semaines un billet – en général sur un livre –
pour L’Express de Neuchâtel [3],
où il habitait. Dans ces billets, il y a de la critique littéraire (pas
beaucoup), des retours sur ses idées chères, et des chroniques de livres
récents qui lui paraissent importants.
Guillemin a eu une activité de critique surabondante
et durable, qu’il n’a jamais abandonnée. Mais ce n’est pas d’abord l’image
qu’en ont un certain nombre de gens qui le connaissent par ses livres, parce
que beaucoup de ces livres, qui ont marqué les dossiers de presse, sont des
livres d’historien : Les Origines de la Commune, entre autres.
Quand on regarde la liste de la presque centaine de livres qu’il a pu écrire,
on trouve à peu près une moitié de critique, et une moitié d’histoire.
Guillemin ne se percevait pas, je crois, comme critique, mais comme quelqu’un
qui signalait un livre – souvent pour en dire du bien, pas nécessairement pour
le démolir ‒, avec l’idée que le lectorat du journal dans lequel il publiait
l’article n’irait pas lire l’ouvrage. Pour prendre un exemple intéressant,
parce qu’il touche à la fois à la littérature et à l’histoire : il était
passionné par Victor Hugo [4],
et il estimait beaucoup Hubert
Juin ; il a écrit au moins une dizaine d’articles sur plusieurs années
sur la biographie d’Hubert Juin, sur son édition de Choses vues en
« Folio »… Par ce biais-là, il met à profit les quelques mots qu’il
veut dire en faveur du travail d’Hubert Juin pour rappeler ce qui lui paraît
essentiel chez Victor Hugo. Il note par exemple que, quoiqu’on ait tant écrit
sur Hugo, ses croyances religieuses au sens strict n’ont pas été étudiées.
Il me semble que Guillemin ne projetait pas de pensée
théorique sur ce qu’il faisait. Il pensait qu’il y avait des choses à dire, et
qu’il n’aurait jamais le temps de dire tout ce qui lui paraissait essentiel
avant de ne plus pouvoir. Il avait une vision de lui-même que je crois juste,
qui était celle de quelqu’un qui, s’il avait suivi docilement le chemin, aurait
été un universitaire à la façon de Daniel Mornet [5],
le directeur de sa thèse de lettres. Si l’on repart de cette thèse ‒ son
premier gros travail ‒, on constate qu’il a fait la critique des sources du Jocelyn (1836)
de Lamartine, en étudiant consciencieux et obéissant, bien que ce type
d’analyse érudite, alors en vogue, ne le séduisît pas : de fait, il
prouvera plus tard dans ses essais que la précision factuelle, le recours au
document, n’ont pour lui de valeur que s’ils soutiennent des hypothèses
personnelles (parfois hardies) sur la psychologie des auteurs ou leur
inscription précise dans l’époque et les relations sociales.
Étant mâconnais comme Lamartine, Guillemin espérait
mettre la main sur des documents qui lui permettraient de donner à connaître un
autre Lamartine que celui des Méditations poétiques (1820), dont on
reconnaissait qu’il avait fondé la modernité romantique. Guillemin verse déjà
dans ce qu’on n’appelle pas encore la génétique textuelle, lorsqu’il montre
comment les deux chants prévus à l’origine par le poète sont devenus un
ensemble magistral de 8000 vers décrivant comment Jocelyn, s’étant fait prêtre
par la force des choses, se prend de passion pour une jeune femme à laquelle il
renonce, et à qui il sera bien plus tard amené à délivrer les derniers
sacrements. Or aux archives de Saône-et-Loire, Guillemin met la main sur des
documents qui précisent le portrait de l’abbé Dumont, ce prêtre
« défroqué » par la passion, père d’un enfant, dont Lamartine avait
avoué qu’il était le modèle de Jocelyn (le poète l’avait d’ailleurs connu).
Guillemin nuance enfin les interprétations idéologiques du recul de la pratique
religieuse chez Lamartine à partir de 1832, en l’expliquant plutôt par la mort
de sa fille.
C’est dès cette époque-là que se forme chez Guillemin
une perception du document qui n’est absolument pas documentaliste ou
documentariste, mais testimoniale. Le document, c’est une déposition, comme il
aime à le dire. Tout ce qu’on peut dénicher qui n’est pas connu est un élément
si ce n’est d’un procès, de l’instruction d’une affaire, de la connaissance
d’une affaire. Il me semble qu’il y a une filiation directe entre le fait qu’il
soit venu préparer sa thèse à la Sorbonne et la méthode qui a été la sienne
ensuite. Il m’a rapporté un jour ce mot de Philippe Sollers :
« Sainte-Beuve, c’est la critique de papa, et Guillemin la critique de
grand-papa ». Il citait cela plutôt avec amusement : « Tant pis,
tant pis… ». Il n’aimait pas trop Sainte-Beuve comme personne, mais il
partageait sa conviction qu’on ne peut juger d’un écrivain qu’en connaissant sa
vie. Peu lui importait que le plus célèbre critique du 19e siècle ait été
enterré par Proust, puis les structuralistes. Guillemin ne cherchait pas à être
à la mode.
La
suite ci-dessous :
Voir
et écouter également sur Veni Vedi Sensi :
Que
penser d’Henri Guillemin ?
Henri
Guillemin est-il fiable ?
Jean Vinatier
Seriatim 2017
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