Je livre le télégramme complet envoyé par le diplomate français Armand
Bérard depuis Bonn le 18 février 1952 au ministre des affaires étrangères,
Robert Schuman que l’historienne Annie Lacroix-Riz a titré dans son opuscule: « Armand Bérard
et les périls de l’irrédentisme allemand débridé par les Etats-Unis »
Nous sommes trois années après la naissance de la RFA et dans le moment
où se dessine le projet de CED (Communauté européenne de défense).
Sa façon d’écrire, d’avancer est très « Vergennes ».
« L’évolution qui se poursuit depuis
plusieurs mois, dans la mentalité et l’attitude allemandes, s’est accentuée au
cours des récents événements.
L’Allemagne a retrouvé sa
confiance en soi. A la rapidité de son redressement, elle oppose volontiers l’instabilité
gouvernementale, les difficultés intérieures, résultant de la présence d’un
parti communiste nombreux, et la crise financière auxquelles, semble-t-il, la France
est en butte. Elle croit de nouveau en sa puissance, elle est convaincue que la
valeur militaire de son peuple, à laquelle les Alliés sont obligés de faire
appel, la rend indispensable au monde occidental. Elle a, dans ces conditions,
de nouveau tendance à parler haut, le ton de la presse en témoigne. Il est
frappant qu’à quelques jours de distance, le Président du conseil
luxembourgeois et un haut fonctionnaire autrichien voit télégrammes de Luxembourg
n°14 et de Vienne n°269) se plaignent à nos représentants de l’attitude
comminatoire que l’Allemagne commence à prendre de nouveau avec les petits
Etats.
Ce faisant, l’Allemagne a tendance
à fermer les yeux sur ses propres éléments de faiblesse. Elle oublie que,
surpeuplée et intensément industrialisée, elle dépend étroitement, pour sa vie,
de ses échanges avec l’étranger, que son chômage peut, à tout moment, redevenir
inquiétant, qu’écartelée entre les deux blocs idéologiques qui se partagent le
monde, elle est un pays divisé et qu’ainsi que l’ont encore illustré les débats
de l’Assemblée Nationale française, elle demeure en butte à la méfiance des
Nations qui ont subi son occupation.
Nos amis hollandais et belges
ne cherchent-ils pas parfois à justifier leurs réticences à l’égard des plans d’armée
européenne, en manifestant la crainte que l’Allemagne ne réussisse à dominer
rapidement cette armée communautaire.
Une transformation de la
mentalité allemande était inévitable à partir du moment où les Alliés prenaient
eux-mêmes l’initiative de lui demander de reconstituer des forces militaires.
Mais elle est plus directement encore la conséquence de la hâte avec laquelle
on a voulu obtenir de la République Fédérale cette contribution à la défense qu’en
raison des réactions défavorables de son opinion, elle n’était pas sûre
elle-même de pouvoir fournir, et de la position de demandeur dans laquelle les
Alliés se sont ainsi placés. Cette évolution est d’ailleurs moins sensible dans
les masses de la Nation que dans les classes dirigeantes qui font ici l’opinion :
c’est essentiellement dans les prises de position des partis et les articles
des grands journaux et non dans les propos de l’homme de la rue, que s’affirment
les revendications allemandes.
La contre-offensive soviétique
que commencent à déclencher les Américains (mes télégrammes n°1356 et 1436)
veille chez les Allemands l’espoir que la défaite de 1945 n’a été qu’un épisode
dans un plus long conflit, qu’aucun traité ne le sanctionnera et que le règlement
européen prendra pour base non pas la situation de 1945 mais qui résultera de
cette contre-offensive. Dès maintenant leurs diplomates, recrutés le plus
souvent dans les milieux de la Wilhelmstrasse qui ont servi le régime
hitlérien, et leurs experts militaires manœuvrent pour qu’au moment de ce règlement
l’Allemagne se trouve dans la position la plus favorable et tire le maximum d’une
paix où, pour la première fois, depuis 40 ans, elle prendra place aux côtés des
vainqueurs. Ils pensent que des mérites qu’elle se sera acquis dépendra, dans
une large mesure, la solution de la question autrichienne et celle des
problèmes territoriaux en Europe Centrale et Orientale. Avec l’absence de
mesure qui la caractérise, l’Allemagne, si elle acquiert la conviction que la
plus grande force est de ce côté et se montrera même plus américaine que les
Etats-Unis.
La République Fédérale n’hésite
plus à formuler avec insistance ses revendications. Celles-ci se concentrent
actuellement autour de la thèse de l’égalité des droits. Nous aurions sans doute
avantage à dissiper tout malentendu sur la portée à donner à ces mots. L’Allemagne
a tendance à revendiquer l’égalité des droits dans toute entreprise à laquelle
nous acceptons de l’associer et il n’est pas exclu qu’elle ne la réclame, d’une
manière embarrassante pour nous, dans l’espace africain, le jour qu’elle serait
invitée à participer à son exploitation.
A la vérité, l ‘égalité des
droits que nous sommes prêts à accorder à l’Allemagne présente un double
aspect. C’est d’abord la reconnaissance d’un traitement de plein partenaire
dans les organismes nouvellement créés et où l’Allemagne ne saurait être
discriminée tant qu’elle n’a pas failli aux règles de la Communauté.
Quant à l’égalité des droits
dans le domaine militaire, l’Allemagne est en droit de la revendiquer dans le
cadre de cette organisation nouvelle que va être l’armée européenne, soit sous
la forme définie à l’origine au Petersberg par ses experts militaires, c’est-à-dire l’assurance
réclamée par la population de la République Fédérale que ses contingents se
verront accorder des chances égales et des armes égales pour lutter aux côtés
des Alliés. Cette double définition est plus limitée que la conception avancée
de plus en plus par les Allemands d’une égalité des droits, qui devient pour
eux la garantie de la disparition de toute hypothèque et de toute conséquence
du passé et le fondement de revendications de toutes sortes pour l’avenir. Elle
permet le maintien, en dehors de la Convention sur l’Armée européenne, de certaines garanties au profit des pays qui
ont eu à souffrir de l’agression allemande.
Une autre revendication
allemande commence à se faire jour, qui risque de s’accentuer dans les semaines
à venir ; c’est celle qui vise le rétablissement de ses frontières de
1937. J’ai signalé (mon télégramme n°1359) qu’en dépit de la position unanime
prise par les trois Hauts Commissaires, l’Office des Affaires Etrangères et
M.HALLSTEIN […] lui-même tendaient à maintenir la thèse suivant laquelle ces
frontières auraient été rendues à l’Allemagne par les accords de Potsdam. La
même affirmation est reprise par la Frankfurter
Rundschau de ce matin. Il serait souhaitable que par une déclaration
officielle, les Alliés rappellent leur position sur ce point avant que ne se
répande une doctrine qu’il sera plus tard beaucoup plus difficile de déraciner.
Adoptant les thèses
américaines, les collaborateurs du Chancelier [Adenauer] considèrent en général
que le jour où l’Amérique sera en mesure de mettre en ligne une force
supérieure, l’URSS se prêtera à un règlement dans lequel elle abandonnera les
territoires d’Europe Centrale et Orientale qu’elle domine actuellement. De
toute manière, nous aurons intérêt, en présence de revendications territoriales
allemandes, à souligner que l’Alliance Atlantique et Européenne actuellement en
cours de réalisation a un caractère essentiellement défensif et que le règlement
final à intervenir ne peut être le résultat d’une reconquête, ni d’une solution
brutale. On ne pourrait, en outre, admettre qu’un retour aux frontières du
passé pose de nouveau les mêmes problèmes et néglige les changements
fondamentaux, de nature en particulier démocratique, qui, depuis 1940, sont
intervenus dans l’Est de l’Europe. »1
Armand Bérard (1904-1989) archéologue de formation entré aux affaires étrangères
en 1931. Il sera à deux reprises en poste en Allemagne dans les années 30 et de
1949 à 1955 ; il sera, ensuite et notamment, ambassadeur au Japon et en Italie.
Son père Victor Bérard (1864-1931) longtemps président de la commission
des affaires étrangères du Sénat, helléniste réputé, auteur de nombreux
ouvrages sur l’Asie et d’une traduction remarquée de l’Odyssée.
Note :
1- in Lacroix-Riz (Annie) : Aux origines du carcan européen (1900-1960), La France sous influence
allemande et américaine, coll. Le temps des cerises, Paris, Editions Delga,
pp.153-156
Jean Vinatier
Seriatim 2017
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