L’auteur, notamment, du Journal d’une femme de chambre et de la pièce de théâtre Les Affaires
sont les affaires, livre un pamphlet au carquois rempli de philippiques. La
grève des électeurs entre le boulangisme et les prodromes du scandale de
Panama ne pouvait que viser juste, conforter l’écœurement de bien des Français.
C’est pendant cette période que les idées anarchistes progressèrent, et Octave
Mirbeau ne se cachait pas d’y adhérer.
Les débuts de la III ième République
(1871-1914) restent assez inconnus de l’opinion publique. En 1914, les souvenirs
à peine éteints de la Commune, les nombreux scandales financiers, les
impopularités des gouvernants qui n’épargnèrent pas les Présidents de la République
(Grévy, Carnot, Faure), l’émergence d’un général Boulanger, l’affaire Dreyfus, l’affaire
des Congrégations (père Combes), les répressions contre les ouvriers, firent
que cette République troisième du nom si peu sociale n’unissait pas les
Français, les tranchées se chargèrent de mettre tout le monde dans la même
horrible, abominable charrette.
Que les éditions de l’Herne veuillent bien me
pardonner de reproduire ce texte in extenso qui correspond à la moitié de l’opuscule
édité en 2014 mais tout ce texte contient des remarques, des constatations qui
tombent jusque dans notre jardin français de 2017.
« Une chose
m’étonne prodigieusement, j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure
scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les
scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme
ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal
irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses
affaires, de ses rêves ou de de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un
ou de quelque chose.
Quand on
réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour
dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ?
Où est-il
le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ?
Et le
Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable
dément ?
Nous
l’attendons.
Je
comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des
défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des
abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale entrée dans une
cité languedocienne, je comprends M. Chanavoine s’obstinant à chercher des
rimes ; je comprends tout.
Mais qu’un
député, ou un sénateur, ou un président de la République, ou n’importe lequel
parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle
qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr
improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse
de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de
recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des
coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la
poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je
m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise
française en particulier, notre chère et immortelle sottise, ô chauvin !
Il est bien
entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur
théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen
libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer – ô folie
admirable et déconcertante – des programmes politiques et des revendications
sociales ; et non point de l’électeur « qui la connaît » et qui
s’en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de toute-puissance »
qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain.
Sa souveraineté
à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans
le vrai, car cela lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait.
Mais les
autres ?
Ah !
oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuples souverains,
ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent :
« je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la
base de la société moderne. Par ma volonté, Floque fait des lois auxquelles
sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi, et Pierre
Alype également. »
Combien y
en-a-t-il de cet acabit ? Comment si entêtés, si orgueilleux, si
paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps découragés et
honteux de leur œuvre ?
Comment
peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes
perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et
des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à
ce qui se voit, assez sourde à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge,
sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?
A quel
sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède
pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son
droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale
quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus…Qu’est-ce qu’il doit
bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement sui explique cet acte
extravaguant ? Qu’est-ce qu’il espère ?
Car enfin,
pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent t qui l’assomment,
il faut qu’il se dise t qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne
soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les
idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité : il
faut que dans les noms seuls de Barbe et de Baihaut, non moins que dans ceux de
Rouvier et de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers
d’un mirage, fleurir et s’épanouir dans Vergoin et dans Hubbard des promesses
de bonheur futur et de soulagement immédiat.
Et c’est
cela qui est véritablement effrayant.
Rien ne lui
sert de leçon, ni les comédies les plus, burlesques, ni les plus sinistres
tragédies.
Voilà
pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et
se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait unique domine toutes
les histoires : la protection aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne
peut arriver à comprendre qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de
payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des
combinaisons politiques qui ne le regardent point.
Que lui
importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne
la vie, puisqu’il est obligé de se dépouillé de l’un, et de donner à l’autre ?
Eh bien !
non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour
les plus rapaces et les plus féroces.
Il a voté
hier, il votera demain, il votera toujours.
Les moutons
vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du
moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui
les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur
nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir
ce droit.
Ô bon
électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser prendre
aux rengaines absurdes que te débitent chaque matin, pour un sou, les journaux
grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour
avoir ta peau : si, au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on
carasse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si,
au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des
programmes : si tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau,
deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être
apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles.
Peut-être
aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et
ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom
que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te
diraient, en connaisseur d’humanité, que la politique est un abominable
mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et
que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des
destinées humaines.
Rêve après
cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des fraternités
impossibles, des bonheurs irréels. C’est bon de rêver, et cela calme la
souffrance. Mais ne mêle jamais l’homme à ton rêve, car là où est l’homme, là
est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout souviens-toi que l’homme qui
sollicite tes suffrages est, de ce fait,
un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation t de la fortune où tu
le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas
et qu’il n’est pas d’ailleurs, en son pouvoir de te donner. L’homme que tu
élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi ; il
ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont
contraires aux tiens. Pour te réconforter et ranimer des espérances qui
seraient vite déçues, ne va pas t’imaginer que le spectacle navrant auquel tu
assistes aujourd’hui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela
passera.
Toutes les
époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent
rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel.
Tu n’as rien à y perdre, j’en réponds ; et cela pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte,
fermée aux quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre
en fumant silencieusement ta pipe.
Et s’il
existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer,
ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la
lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes
jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.
Je te l’aie
dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève. »
Source :
Mirbeau
(Octave) : La grève des électeurs, Paris, Editions de l’Herne,
2014, pp.9-18
Jean Vinatier
Seriatim 2017
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