« Mais la
dette est aussi l’odieuse martingale dont se repaissent les marchés financiers.
Prélèvement parasitaire sur des économies fragiles, elle enrichit les riches
des pays développés au détriment des pauvres des pays en voie de développement.
“La dette (…) dominée par l’impérialisme est une reconquête savamment organisée
pour que l’Afrique, sa croissance, son développement obéisse à des normes qui
nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne
l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court de ceux qui ont eu
l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec
l’obligation de rembourser.”
Décidément, c’en était trop. Le 15 octobre 1987,
Thomas Sankara est tombé sous les balles des conjurés au grand bénéfice de la
“Françafrique” et de ses juteuses affaires. Mais le courageux capitaine de
cette révolution étouffée avait dit l’essentiel : un pays ne se développe que
s’il est souverain et cette souveraineté est incompatible avec la soumission au
capital mondialisé. Voisine du Burkina Faso, la Côte d’Ivoire en sait quelque
chose : colonie spécialisée dans la monoculture d’exportation du cacao depuis
les années 20, elle a été ruinée par la chute des cours et entraînée dans la
spirale infernale de la dette.
Le marché du chocolat pèse 100 milliards de dollars et
il est contrôlé par trois multinationales (une suisse, une étatsunienne et une
indonésienne). Avec la libéralisation du marché exigée par les institutions
financières internationales, ces multinationales dictent leurs conditions à
l’ensemble de la filière. En 1999, le FMI et la Banque mondiale exigent la
suppression du prix garanti au producteur. Le prix payé aux petits planteurs
étant divisé par deux, ils emploient pour survivre des centaines de milliers
d’enfants-esclaves. Appauvri par la chute des cours liée à la surproduction, le
pays est également contraint de diminuer les taxes sur les entreprises. Privé
de ressources, esclave de la dette et jouet des marchés, le pays est à genoux.
La Côte d’Ivoire est un cas d’école. Un petit pays à
l’économie extravertie (le cacao représente 20% du PIB et 50% des recettes
d’exportation) a été littéralement torpillé par des étrangers qui ne visent
qu’à maximiser leurs profits avec la complicité des institutions financières et
la collaboration de dirigeants corrompus. Thomas Sankara l’avait compris : s’il
est asservi aux marchés, l’indépendance d’un pays en développement est une pure
fiction. Faute de rompre les amarres avec la mondialisation capitaliste, il se
condamne à la dépendance et à la pauvreté. Dans un livre prophétique paru en
1985, Samir Amin nommait ce processus de rupture “la déconnexion du système
mondial”.
Lorsqu’on analyse l’histoire du développement, un fait
saute aux yeux : les pays les mieux lotis sont ceux qui ont pleinement conquis
leur souveraineté nationale. La République populaire de Chine et les nouveaux
pays développés d’Asie orientale, par exemple, ont mené des politiques
économiques volontaristes et promu une industrialisation accélérée. Ces
politiques reposaient – et reposent encore largement – sur deux piliers : la
direction unifiée des efforts publics et privés sous la houlette d’un Etat fort
et l’adoption à peu près systématique d’un protectionnisme sélectif.
Un tel constat devrait suffire à balayer les illusions
nourries par l’idéologie libérale. Loin de reposer sur le libre jeu des forces
du marché, le développement de nombreux pays résulta au XXème siècle d’une
combinaison des initiatives dont l’Etat fixait souverainement les règles. Nulle
part, on ne vit sortir le développement du chapeau de magicien des économistes
libéraux. Partout, il fut l’effet d’une politique nationale et souveraine.
Protectionnisme, nationalisations, relance par la demande, éducation pour tous
: la liste est longue des hérésies grâce auxquelles ces pays ont conjuré – à
des degrés divers et au prix de contradictions multiples – les affres du
sous-développement.
N’en déplaise aux économistes de salon, l’histoire
enseigne le contraire de ce que prétend la théorie : pour sortir de la
pauvreté, mieux vaut la poigne d’un Etat souverain que la main invisible du
marché. C’est ainsi que l’entendent les Vénézuéliens qui tentent depuis 1998 de
restituer au peuple le bénéfice de la manne pétrolière privatisé par
l’oligarchie réactionnaire. C’est ce qu’entendaient faire Mohamed Mossadegh en
Iran (1953), Patrice Lumumba au Congo (1961) et Salvador Allende au Chili
(1973) avant que la CIA ne les fasse disparaître de la scène. C’est ce que
Thomas Sankara réclamait pour une Afrique tombée dans l’esclavage de la dette
au lendemain même de la décolonisation.
La suite ci-dessous :
Jean Vinatier
Seriatim 2017
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