Interrogé par Russia Today
sur le résultat des dernières élections au Québec, le géopoliticien français
Adlene Mohammedi entend, notamment souligner le glissement ou le passage de la
souveraineté vers l’identité citant alors Jean Baudrillard: "La souveraineté était une maîtrise, l'identité n'est qu'une référence."
« Les premiers
commentaires relatifs à ces élections québécoises du 1er octobre étaient
déconcertants : une formation «populiste» aurait réussi à évincer les
libéraux, un peu comme Donald Trump aux Etats-Unis. En France, Marine Le Pen a
cru devoir féliciter avec enthousiasme le nouveau Premier ministre du Québec,
en rappelant sa «fermeté face au défi migratoire», mais l’intéressé, François
Legault, a rapidement rejeté toute association avec le Rassemblement national
français.
Non, ce n’est pas une vague
populiste qui vient de déferler sur le Québec. Et ce n’est certainement pas une
victoire du nationalisme québécois. Non, cette victoire écrasante de la Coalition
avenir Québec (CAQ, 74 sièges sur 125) rappelle surtout les succès en France
d’En Marche et d’Emmanuel Macron. C’est la victoire de l’extrême centre et du
consensus néolibéral. Le parcours professionnel et politique de François
Legault suffit à le montrer. Un parcours d’homme d’affaires et d’ancien
ministre connu pour son «pragmatisme».
Fondateur de la compagnie aérienne Transat, François Legault a commencé sa
carrière politique dans le camp souverainiste, au Parti québécois (PQ), classé
plutôt à gauche. Trois ans après l’échec du référendum de 1995, il entre au
gouvernement comme ministre de l’Education (1998-2002), puis ministre de la
Santé (2003). En 2008, il prend ses distances avec son parti et déclare qu’il
serait préférable de faire campagne désormais sur des dossiers précis
(l’économie, l’éducation, la santé) plutôt que sur la question nationale (la
souveraineté). Il quitte la politique un an plus tard, avant de refaire surface
avec une nouvelle formation politique créée avec d’autres hommes d’affaires :
la CAQ. En 2012, la CAQ obtient 27% des suffrages et s’affirme comme le
troisième parti du pays.
Ersatz identitaire et éviction du souverainisme
En 2012, c’est bien le Parti québécois qui remporte les élections avec
31,95% des voix et 54 sièges (sur 125). Le PQ forme alors un gouvernement
minoritaire et Pauline Marois devient la première femme Premier ministre. A
défaut de débat sur la souveraineté, qui est la raison d’être de ce parti, le
PQ a préféré se lancer dans le projet d’une Charte des valeurs québécoises qui
a surtout divisé la société autour de l’islam et des signes religieux
ostentatoires. Un projet qui contribue à la défaite du PQ en 2014 et à la
victoire du Parti libéral du Québec (PLQ), plus ouvert au multiculturalisme
canadien. François Legault promet aujourd’hui un projet analogue.
Depuis 2012, les souverainistes du PQ ont connu une chute vertigineuse. Le
PQ n’est plus aujourd’hui que la quatrième formation politique du pays avec à
peine neuf sièges, derrière Québec solidaire, formation souverainiste de
gauche radicale qui a réussi à obtenir 10 sièges. Ce n’est évidemment pas
seulement à cette «Charte des valeurs» que ce grand parti, qui a contribué à
réformer le Québec et qu’il a emmené aux portes de l’indépendance en 1995, doit
sa chute. La raison est en réalité élémentaire : le Parti québécois a
suivi le conseil de François Legault et a renoncé à parler de souveraineté et
d’indépendance. Un parti qui a honte ou qui a peur d’aborder la question qui
justifie son existence finit irrémédiablement par perdre toute crédibilité : le
dernier chef du PQ voulait reporter le référendum sur l’indépendance à un
mandat ultérieur, hypothèse à laquelle le résultat effarant du PQ donne un
caractère hélas comique.
Quand on ne parle pas de souveraineté alors qu’on est
officiellement «souverainiste» (ou qu’on l’a été, pour ce qui est de monsieur
Legault), on se rabat sur l’identité. On rassure alors un peuple auquel on ne
parle plus d’indépendance en lui promettant une relative «sécurité culturelle» :
une «charte» ici, des tests pour limiter l’immigration là, avec l’idée de
protéger «l’identité québécoise» et le français, même si Legault a déclaré
récemment que les besoins du marché du travail étaient plus importants que le
critère linguistique. En réalité, même sa promesse de baisser légèrement
l’immigration dépend d’un rapport de force avec Ottawa, ce qui rend la
stratégie de l’identité sans souveraineté audacieusement cocasse.
C’est comme si la classe politique québécoise allait à
rebours de l’héritage de la «Révolution tranquille» des années 1960 et 1970.
Comme si l’idée d’une nation québécoise, qui s’est forgée au moment de cette
«Révolution culturelle» (à la faveur de transformations culturelles, sociales
et économiques), était en train de céder la place à la notion antérieure de
«Canadiens français» (une identité particulière sous souveraineté canadienne),
à une vague référence identitaire sans intention politique réelle. Dans cette
unique région du monde où le français est la langue des dominés, le discours
souverainiste, naguère un discours de décolonisation, s’est laissé devancer par
un discours de notables de province qui veulent bien rester canadiens et
discuter avec l’Etat fédéral du sort de plus dominés qu’eux.
Leçons québécoises et
européennes
On aurait donc tort d’imaginer en monsieur Legault le
symbole d’une revanche populiste contre le libéralisme. Non, la CAQ est le
symptôme d’une évolution qui se fait au détriment de l’indépendance et de la
souveraineté québécoise, même si certains souverainistes désemparés ont pu
voter pour elle. Nous venons d’assister à la victoire du statu quo
néolibéral et fédéral mais la victoire de la CAQ n’est pas le seul résultat
important de cette élection. Une formation souverainiste a réussi à réaliser un
résultat historique en passant de trois à 10 sièges, passant (en nombre de
sièges) devant le PQ. Il s’agit de Québec solidaire, une formation clairement
inscrite à gauche. Caricaturé comme le «parti du Plateau-Mont-Royal», Québec
solidaire vient de réussir une importante percée dans des villes comme Québec
(ville plutôt conservatrice) ou Sherbrooke.
Cette formation de gauche a plus volontiers parlé
d’indépendance que le Parti québécois, et même si le souverainisme de Québec
solidaire est présenté comme un outil de progrès social (après tout, le
souverainisme québécois est né à gauche), ce qui a le don d’agacer les
souverainistes conservateurs (qui courent ainsi grossir les rangs de
l’identitarisme incantatoire et de l’électorat de la CAQ), force est de constater
qu’il est aujourd’hui le principal parti indépendantiste du pays.
Ce n’est pas en rapprochant Marine Le Pen et François
Legault sur la question de l’immigration que la comparaison entre le Québec et
la France doit être faite. Le point commun entre les deux paysages politiques
concerne précisément la question de la souveraineté. En France, comme au
Québec, la notion de souveraineté est supplantée par la ritournelle
identitaire. Ceux qui parlaient hier de souveraineté nationale face à l’euro et
face à l’Union européenne préfèrent aujourd’hui le thème de la sauvegarde de
l’identité européenne face à l’envahisseur musulman. Comme au Québec, la gauche
radicale française a l’occasion de devenir le bastion d’un souverainisme
délaissé par les autres.
Nul n’a mieux décrit ce glissement de la souveraineté
à l’identité que Jean Baudrillard dans un livre de 1999 : «On rêve d’être
soi-même quand on n’a rien de mieux à faire. On rêve de soi et de la
reconnaissance de soi quand on a perdu toute singularité. Aujourd’hui, nous ne
nous battons plus pour la souveraineté ou pour la gloire, nous nous battons
pour l’identité. La souveraineté était une maîtrise, l’identité n’est qu’une
référence. La souveraineté était aventureuse, l’identité est liée à la sécurité
(y compris aux systèmes de contrôle qui vous identifient). L’identité est cette
obsession d’appropriation de l’être libéré, mais libéré sous vide, et qui ne
sait plus ce qu’il est.» (L’Échange impossible, Paris, Galilée). En
d’autres termes, un Québec qui est en train de perdre sa singularité a choisi
de troquer son désir de maîtrise pour de vagues références. »
Source :https://francais.rt.com/opinions/54537-alternance-inedite-quebec-identite-sonne-glas-souverainete
Jean Vinatier
Seriatim 2018
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