Je reproduis mon article de
novembre 1996.
« La France et plus encore les Français voient dans les monuments
aux morts un témoignage aussi mystérieux que présent inscrit dans le paysage
collectif. Situés sur une place publique ou en un lieu central dans les villes
et villages ; leurs formes et les listes, celles des hommes morts pour la
patrie en 14-18 puis en 39-45, en Indochine et même en Algérie, soulignent l’importance
accordée par la Nation. Il est vrai que ces érections n’ont été le résultat ni
d’une initiative privée, ni de l’Etat. Ce sont les communes, ce sont les
citoyens dans leur groupement civique de base, le peuple donc en ses comices,
qui en permirent l’édification.
Voilà qui nous amène à l’Histoire, à la
Mémoire.
Les mois après novembre1918 n’allaient-ils pas bouleverser les liturgies républicaines
parce que, pour la première fois, on solennisait non des principes mais des
citoyens concrets ? La Patrie rendait hommage aux héros morts.
Pour la République, voir des monuments qui ne préjugeaient pas des opinions
des hommes et des femmes où les emblèmes religieux étaient absents établissait
les manifestations civiques et unitaires qu’elle n’espérait plus. Mais,
pouvait-elle accepter une cérémonie sans militaire où la sonnerie aux morts s’imposait
dans un premier temps à la Marseillaise puis laissait la place à une procession
funéraire, émouvante, silencieuse ? Le problème de la commémoration se
posait donc fortement à un moment où le régime restait toujours perturbé par sa
légitimité mémorielle.
La question commémorative remontait loin…au 18 juillet 1789 date à
laquelle on songea à célébrer le 14 juillet1 !
Fixer sa mémoire, conjuguer son irréalité voilà des nécessités tôt surgies !
Ni la Bastille, ni Valmy, ni 1830, ni 1848 et moins encore 1870-1871 sans
parler de 1875 ne permettaient à la République d’être reconnue : n’était-ce
point là une chronologie terrible de la crise du consensus ?
1914 vit un pays apparemment désuni, se rassembler quasiment à l’unanimité
dans la défense nationale. La Marne puis Verdun marquèrent, par le sang versé
des soldats issus de toutes les conditions sociales, de toutes les opinions,
politiques, philosophiques, religieuses, l’unité sacrée. L’incroyable capacité
de résistance des soldats des années 1916-1918, celle de l’homme combattant,
du poilu2. Les anciens
combattants en imposant à l’Etat le 11 novembre comme fête nationale
affirmaient l’importance d’un symbole plus que fondamental, fondateur non de
Victoire mais de Délivrance.
Les cérémonies apparurent comme le seul culte républicain réussi et « arrivé »
dans l’unanimité populaire. La République aurait-elle son culte ou sa mystique ?
Elle qui s’était heurtée depuis le début à la difficulté de se personnifier ?
Ni la Déesse Raison, ni même « Marianne » n’avaient pu faire vibrer d’un
seul cœur les foules. La fête, elle-même du 14 juillet n’avait pu devenir
relativement populaire que par le biais d’une organisation savante…et le
calendrier des vacances scolaires3.
Or, la Patrie rendant hommage aux citoyens faisait la République. Le monument
aux morts devenait un lieu privilégié non d’une mémoire de la République – qui avait
échoué dans sa mode de la « statuomanie » (1880-1914)4- mais d’un culte républicain
au sens de religion nationale.
N’était-ce point là l’une des conséquences de l’école républicaine aux
principes acceptés par tous via la « mémoire apprise », celle qui s’était
constituée à partir de l’enseignement historique inculqué ? Le régime qui
devait incarner des valeurs et apporter une sorte de salut, réussissait donc à
populariser sa foi. Les monuments aux morts érigés dans quelques 38 000 villes
et villages le furent pour défier le temps : par les matériaux utilisés
(pierre, bronze…etc.) qui résistent aux intempéries et qui par leur noblesse
ont toujours servi dans l’Histoire à matérialiser les lois, les traités et les
événements historiques5.
On n’oubliait pas que depuis l’Antiquité, la mort héroïque était une mémoire
gravée, une mort que l’on devait lire : les stèles étaient là avec leurs
listes terriblement longues de ceux tombés pour la Patrie. Les commémorations
instituées faisaient que les individus épars d’un bourg, d’une commune faisaient
corps commun. La IIIe République réussissait à postériori à représenter le
sentiment collectif des Français, elle cessait d’être un parti pour être la France
même. Le monument aux morts devenait monument de mémoire républicain autour
duquel serait la réconciliation. Et l’entrée fracassante de la mémoire dans la
vie politique de l’Entre-deux-guerres a semblé avoir son caractère
inébranlable.
L’effondrement de la France en mai-juin 1940 allait tout balayer :
défaite militaire, fuite du corps social constitué, partage du sol national en « zones »,
installation de l’occupant, introduction de références idéologiques renouvelées
par la collaboration, par les luttes antifascistes, par la reconquête du
territoire sans omettre les antagonismes vivaces dans tous les camps, par la
dispersion des centres de la décision. Tout a contribué, en effet, à faire des
années de la Seconde guerre mondiale à la fois une guerre –civile, nationale,
mondiale- qui ne devint victorieuse qu’avec le concours des alliés, et une
plaie purulente de la mémoire dont l’épuration n’a été que le premier abcès.
Unité brisée. Mémoire atteinte. Monuments aux morts délaissés ?
Et le rituel reprit. Pourquoi ? Premièrement, parce que la
résistance n’a jamais cessé de commémorer le 11 novembre dans l’intention d’ôter
au maréchal Pétain, vainqueur à Verdun, la légitimité du patriotisme.
Deuxièmement, par l’extrême difficulté de fixer une date : le 8 mai n’accordait
qu’une place relative à la France dans la victoire, la Journée de la Déportation
ne permettait pas ce créer un rite particulier et se prêtait mal à la théâtralisation,
le 18 juin, enfin, signifiait l’adhésion à un seul homme regardé comme une
icône.
La permanence de la mémoire républicaine désignait puissamment le
monument aux morts. Le discours du Général de Gaulle au Mont-Valérien le 11
novembre 1945 évoquant une guerre de Trente Ans (1914-1944) ne disait pas autre
chose. Le véritable objectif était de mettre un terme aux divisions, aux
déchirements franco-français, en niant la spécificité de la Seconde guerre
mondiale par rapport à la précédente, en écartant l’aspect idéologique et
moral, et en la réduisant au traditionnel et simple affrontement franco-allemand6. Conjurer une Victoire et
une Libération qui, pour l’essentiel, appartenaient à d’autres, faire l’impasse
sur la plus tragique défaite de l’Histoire et sur une guerre civile dont les
protagonistes étaient alors vivants et actifs, voilà les défis à relever.
Aussi les célébrations de la Seconde guerre mondiale empruntèrent-elles
leurs rites au cérémonial de la Grande guerre au risque de les frapper d’impuissance,
d’engendrer une banalisation. Les monuments aux morts honorés quelques temps,
ne tardèrent plus à ne devenir que des mémoriaux de guerre : message vidé
de la substance, disparition des valeurs civiques, des vertus républicaines
reconnues par les générations précédentes.
Une fois encore la République, à travers sa Mémoire, se cognait à sa
légitimité problématique. Elle n’ignorait pas sa naissance, celle d’une rupture
double avec l’Eglise catholique (1790-91, 1905), avec la Royauté (1792, 1875).
A l’inverse de la formule fameuse d’avant 1789 « Le Roi ne meurt jamais »
qui faisait que le présent n’avait jamais à être « relégitimé » par
autre chose que lui-même parce qu’il était sa propre et toujours légitimité, la
République, elle, devait gérer le rapport au temps en emblématisant l’événement
et en le rejouant symboliquement à date fixe7. Qu’est-ce qu’une République que ne s’enseigne, qui ne
se célèbre plus ? Une République pour laquelle, on ne meurt plus. D’où la
force symbolique du monument aux morts : édification funéraire=unité de la
nation.
Mais la commémoration réduite au rituel entretient l’habitude sans
préparer l’avenir. Il faut certainement voir dans cette constance de la commémoration,
des naissances, des morts, des hommes et femmes estimés illustres, des événements historiques
fondateurs de la France, un souci républicain bien en retrait de son dessein d’origine :
fonder la société de l’homme nouveau8 :
quid du Vivant ? M. Long n’écrit-il pas que la République sait commémorer
les grands événements qui, siècle après siècle, ont façonné la communauté
nationale ?9. Mais
au-delà ?
La Mémoire reste-t-elle le seul tremplin permettant à la France de
retrouver la volonté et comme représentation, l’unité et la légitimité qu’elle
n’avait pu connaître que par son identification à l’Etat – qui dépasse la
mémoire républicaine -, expression d’une grande puissance dans sa longue
période de grandeur. Ainsi en fut-il malgré tout jusqu’en 1914 puis de 1919 à
1940 par l’illusion d’un excédent de puissance et de sécurité et depuis 1945
par une crise d’identité et de la sécurité sans la puissance10. Cette voie pénible
concerne, également l’Europe qui cesse d’exister, petit à petit, en tant que
système autonomes d’Etats telles les « Italies » à la fin du XVe
siècle. On peut même invoquer une fin d’histoire européenne dès 1945 quand la
double révélation des puissances, soviétique et américaine, s’imposa11. L’Europe perdait sa position
centrale dans le nouveau système mondial.
La France a sur son sol l’expression de son peuple qui, par un
témoignage collectif unique, les monuments aux morts, a marqué sa commémoration
dans la reconnaissance commune12.
La République devinant que sa légitimité y commençait se heurterait,
néanmoins, aux obstacles de la répétition : fragmentation des opinions,
disparition es acteurs, fractionnement des mémoires, affaiblissement du lien
collectif, repli individuel frileux sur
la vie privée, remise en cause du rassemblement, fin de la fibre collective.
Bref, l’usure du temps !
Le monument aux morts fut-il ce « second corps du Roi », une
sacralité que la République n’atteint pas ? La mémoire républicaine
buterait-elle sur sa propre énigme identitaire ? »
Notes:
1-Mona Ozouf : Peut-on commémorer la Révolution française ?
in Le Débat, n°26 (1983), p.162
2-Philippe Aries & Georges Duby (dir.) : Histoire de la vie
privée, vol.5, Paris, Seuil, 1987, p.205.
3-Antoine Prost : Les monuments aux morts : culte républicain ?
culte civique ? culte patriotique ? in Pierre Nora : Les lieux
de Mémoires, I- La République, Paris, Gallimard, 1984, p.214.
4-La IIIe République s'inspirait de la politique mise en place par Louis XVI
et le comte d’Angivillers celle de statufier les grands hommes.
5-Beaucoup d’artiste appelés à dessiner les monuments aux morts étaient
royalistes.
6-Robert Frank : Guerre et Paix en notre siècle in Ecrire l’Histoire
du temps Présent, Paris C.N.R.S, 1993, p.171.
7-Gérard Sabatier Introduction in Le geste commémoratif, Paris, CERIEP,
1994, p.35.
8-François Furet : La Révolution dans l’imaginaire politique in Le
Débat, n°26 (1983), p.174
9-In Le Monde, 6 août 1996, p.10
10-Robert Frank : La hantise du déclin, Paris, Belin, 1994, p.285
11-Michaël Howard : La guerre dans l’Histoire de l’Occident,
Paris, Fayard, 1990,p.148.
12-Maurice Agulhon : La République, I(2880-1932), Paris, Hachette,
1990, p.354.
Jean Vinatier
Seriatim 2018
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