« Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, Nadine
Picaudou est agrégée d’histoire et spécialiste du Proche-Orient contemporain.
Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages consacrés à la région (La Déchirure
libanaise (1989) ; Les Palestiniens, un siècle d’histoire
(2003) ; La Décennie qui ébranla le Moyen-Orient : 1914-1923,
(2017)). Elle a enseigné à l’Institut national des langues et civilisations
orientales (Inalco) ainsi qu’à l’Université Paris I - Panthéon Sorbonne. En
2018, l’historienne publie Visages du politique au Proche-Orient
(Folio), où elle éclaire les dynamiques qui ont alimenté et qui animent
aujourd’hui les logiques politiques du Proche-Orient. »
1-« Entretien
avec Nadine Picaudou - A propos de « Visages du politique au
Proche-Orient » (1/2)
« Pourquoi le Liban,
généralement considéré comme « l’exception » du Proche-Orient, est-il
au contraire un miroir des dynamiques politiques de cette région ?
Le thème de l’exception libanaise fait en effet partie de la mythologie
nationale du pays comme des représentations communes qui lui sont attachées,
que l’on songe au pluralisme communautaire de sa population, aux particularités
d’un système politique dans lequel la représentation communautaire
confessionnelle est inscrite dans le système politique, de son ouverture
traditionnelle sur l’Europe, de la faiblesse de son Etat, et au fait qu’il a
longtemps fait figure de havre de paix, de liberté et de prospérité dans une
région en proie aux guerres et dictatures.
Mais c’est aussi le pays qui le premier a plongé dans une longue guerre
civile (1975-1990) qui a révélé l’inachèvement et la précarité de la formation
nationale libanaise, une guerre civile qui au demeurant peut être lue comme
faisant partie intégrante du processus de construction de la nation et de
l’Etat. Les leçons de l’expérience libanaise font apparaître aujourd’hui ce
pays comme le miroir politique grossissant de la région, qu’il s’agisse de la
violence qui a présidé à la naissance même de l’Etat, de l’absence de consensus
national sur l’origine, de la dépendance du processus de formation de l’Etat à
l’égard de l’intervention étrangère, de la porosité du pays à l’égard des
conflits régionaux - et singulièrement ici à la question palestinienne -,
de la force du syndrome communautaire ou de l’omniprésence de la relation
politique de clientèle. »
La suite ci-dessous :
2-« Entretien
avec Nadine Picaudou - A propos de « Visages du politique au
Proche-Orient » (2/2)
« Qu’est-ce que le système
tribal au Proche-Orient et quel rôle a-t-il joué dans la formation de
l’Etat ?
« La notion de tribu est l’une des notions les plus complexes du
vocabulaire de l’anthropologie mais elle est le plus souvent considérée comme
un antonyme de l’Etat. Au XX ème siècle, les pouvoirs mandataires ont contribué
à la fois à conférer à la tribu une base territoriale et administrative pour
mieux la contrôler et à la politiser en encourageant ses spécificités et ses
valeurs contre la menace des nationalismes modernes. La Jordanie offre un bon
exemple de l’articulation entre tribu et Etat au Proche-Orient. Au cours des
années 1920, la construction d’un embryon d’Etat hachémite sous la houlette de
la Grande-Bretagne se confond d’abord avec une politique de « pacification
des tribus bédouines nomades ou semi-nomades ». La Légion arabe, noyau de
la future armée jordanienne, recrute initialement parmi les sédentaires
citadins et ruraux traditionnellement méprisés par les bédouins. Mais au cours
des années 1930, son recrutement devient peu à peu intégralement bédouin. C’est
aussi le moment où la catégorie de « bédouins » entre dans le
vocabulaire administratif et politique : nomination des grands chefs
tribaux par le pouvoir monarchique, législation coutumière reconnue aux
bédouins en matière civile, quotas de bédouins au Parlement, circonscriptions
électorales « bédouines » dans l’est et le sud du pays. L’Etat
politise ainsi durablement le fait bédouin.
Aujourd’hui, si la dynastie hachémite continue de cultiver le mythe
officiel de l’Etat bédouin, brandi en particulier contre la composante
palestinienne majoritaire de sa population, les élites tribales ne font pas
partie des premiers cercles du pouvoir mais le régime continue de reproduire au
niveau local les logiques tribales afin de contrôler la société par le biais
d’un réseau de clients. C’est dire qu’un clientélisme à forte coloration
tribale entre ici dans les modes de construction de l’Etat et de la nation.
L’Irak offre un cas de figure quelque peu différent. Depuis les années
1930, l’armée recrute dans les zones pauvres et tribalisées du centre-ouest
souvent appelées par ailleurs « le triangle sunnite ». Or, entre les
années 1950 et 1970, les coups d’Etat militaires installent à Bagdad des
pouvoirs autoritaires appuyés sur l’armée et les partis nationalistes. Le
régime baasiste de Saddam Hussein dispose d’alliances privilégiées avec les
tribus et les clans du centre-ouest : les Rawi, les Chawi, les Joubour,
les Douleimi, les Douri… La deuxième guerre du Golfe affaiblit durablement les
appareils de pouvoir (armée et parti notamment), à l’heure où ils doivent
affronter le double soulèvement kurde au nord et chiite au sud. Progressivement
replié sur la parenté personnelle du Président, le pouvoir irakien entreprend
alors d’institutionnaliser ses liens avec les tribus, allant jusqu’à
sous-traiter aux cheikhs tribaux le maintien de l’ordre public, la levée de
l’impôt et les pouvoirs de première justice. Autant de signes de faillite de
l’Etat mais aussi de délitement de la communauté politique nationale. »
La suite ci-dessous :
Jean Vinatier
Seriatim 2019
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