À propos de :
Samuel Moyn, Not Enough. Human Rights in an Unequal World, Cambridge
“Les droits humains ne
sont pas un rempart contre la montée des inégalités. Au contraire, ils
s’accommodent très bien d’un simple idéal de subsistance, qui ne prévient pas
les écarts de richesse. Difficile dans ces conditions d’en faire un instrument
d’émancipation.
Moins de dix ans après
la parution de The Last Utopia, ce sont de nouveau ces « droits humains » alors soigneusement distingués des « droits de l’homme » [1] que S. Moyn examine dans ce nouvel opus qui
prolonge et éprouve les thèses du premier à la lumière de la montée – et du
triomphe – du néolibéralisme, phénomène contemporain de celui par lequel les
droits humains se sont imposés comme notre « dernière utopie ». Partant de l’apparent paradoxe par lequel l’âge d’or des droits humains
est aussi celui des plus riches et des plus grandes inégalités de richesse, l’ouvrage
vise à éclairer les raisons par lesquelles les droits humains s’accommodent si
bien d’un accroissement exponentiel des inégalités et sont devenus l’idéal le
plus élevé d’un monde dont l’organisation économique et politique est
structurellement productrice d’inégalités matérielles, tant au sein des États
qu’à l’échelle mondiale.
Suffisance et égalité
Bien que de grands
progrès soient à mettre au crédit des droits humains s’agissant de l’égalité
statutaire, leur triomphe n’en a pas moins coïncidé avec l’abandon de
l’exigence d’égalité matérielle au profit de la seule suffisance, et la « distinction fondamentale », posée dès l’introduction, entre « idéal de suffisance » (ideal of sufficiency) et « idéal d’égalité » (ideal of equality, p. 3 sq.), sert de fil conducteur à l’enquête,
comme de critérium pour la détermination de la teneur des droits économiques et
sociaux corrélés aux droits humains.
Fondé sur la
définition d’un seuil minimal de biens, le premier « idéal » vise
l’obtention, pour chacun, d’un niveau d’approvisionnement convenable, tenu pour
nécessaire à la satisfaction de réquisits posés par ailleurs. Dans ce cadre,
l’égalité n’est en rien déterminante. Une fois le seuil de suffisance atteint
pour chacun, peu importe que soient présents les plus grands écarts de
richesse : il suffit que chacun ait ce qui (lui) suffit. L’« idéal d’égalité » en revanche ne vise pas seulement à conjurer l’indigence, mais exige en
outre un minimum d’égalité dans la répartition des richesses. Il ne prescrit
pas une égalité matérielle absolue, mais une modération des inégalités
matérielles, seule à même de conjurer, outre la pauvreté, les risques de
dislocation sociale et la domination des plus riches sur les plus pauvres que
de trop grandes inégalités produisent nécessairement. Pour une telle position,
tant du point de vue de la justice que d’un point de vue pragmatique, il ne suffit
pas que chacun ait ce qui lui suffit : assez n’est pas assez.
Or, s’il n’y a pas
nécessairement de rapport de disjonction exclusive entre les deux types
d’idéaux, il ne va pas non plus de soi qu’ils aillent toujours de pair. La
contemporanéité montre même le contraire, qui manifeste une parfaite
compatibilité de l’aspiration à la suffisance avec l’existence des plus grandes
inégalités. Historiquement toutefois, bien qu’ils n’aient pu l’accomplir
pleinement dans les faits, la tentative de liaison de ces deux idéaux a bien
existé qui est le fait des Jacobins, la pression des Sans-culottes ayant permis
la liaison de la question des « subsistances » et du « droit
d’exister » à l’exigence de revenus égaux. En cette
combinaison jacobine de l’idéal de suffisance avec l’idéal égalitaire résident
les origines de la justice sociale et l’héritage que veut exhumer le premier
chapitre : ayant trouvé dans le welfare state [2] sa réalisation institutionnelle et politique
la plus aboutie, cette « synthèse » est aujourd’hui morte ou du moins moribonde,
tombée sous les coups du néolibéralisme sans que les droits humains se soient
interposés pour la maintenir debout [3].
Transposer à l’échelle mondiale les principes du welfare state ?
Transposer à l’échelle mondiale les principes du welfare state ?
Éclairant la liaison de cette « synthèse jacobine » avec la réalité historique du welfare state, les chapitres 2 et 3 examinent à nouveaux frais la Déclaration universelle de 1948 et le « Second Bill of Rights » de F.D. Roosevelt, qui ont tous deux pu être interprétés comme des tentatives, sinon des réalisations, d’une « mondialisation » des principes de justice portés par le welfare state.
À l’encontre de sa
lecture à partir des prémisses néolibérales de notre temps, la Déclaration
Universelle de 1948 doit être replacée dans son contexte, celui de l’âge d’or
du welfare state : loin de l’importance qu’on lui reconnaît
aujourd’hui, elle n’était alors qu’un « satellite
mineur gravitant autour du programme de welfare national » (p. 91). L’inscription des droits sociaux
n’est elle-même qu’une justification indirecte de celui-ci, appuyant et
soutenant l’intervention et la planification étatiques : les droits
sociaux sont subordonnés à la consolidation de l’existence d’un welfare
state dont, à l’instar des aspirations à la justice sociale et à l’égalité
alors présentes dans le monde, le discours des droits n’est pas la langue
privilégiée. La langue de 1948 n’est pas (encore) la langue des droits, mais il
s’agit bien d’une langue parlée par des États nationaux, et en dépit des
références de son préambule « aux mesures
progressives, nationales et internationales [4] »,
aucune politique transfrontalière de droits sociaux n’est alors sérieusement
envisagée.
Selon un geste
identique qui conjure les lectures rétrospectives, Moyn montre que loin d’être
un jalon en vue de la réalisation d’un welfare world, le fameux « Second Bill of Rights » annoncé par Roosevelt dans son discours sur
l’état de l’union de janvier 1944 sonne en réalité le glas du New Deal, et
manifeste l’échec d’une transformation d’un « État de guerre » (warfare state),
de son organisation de l’économie et de la production, de la planification et
de la redistribution qui l’ont accompagné en welfare state pérenne.
Contre Sunstein [5], il faut dire du « Second Bill of Rights » qu’il ne contient que les miettes ayant
échappé au balayage des grandes ambitions du New Deal [6], et bien plutôt qu’une étape vers le
désenclavement du welfare de la structure de l’État-nation, il montre l’échec
américain à institutionnaliser des dispositifs à même de réaliser la justice
sociale. Depuis lors, planification, redistribution, aspiration à l’égalité
matérielle ont été abandonnées au profit d’une satisfaction de la seule
exigence de suffisance, d’ailleurs elle-même limitée.
La suite ci-dessous:
Jean Vinatier
Seriatim 2019
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire