« L’Occident
vit aujourd’hui une ère d’une complexité et d’une richesse absolument immenses,
qui met nos responsables publics face à des dilemmes existentiels. Peu nombreux
sont ceux qui semblent dotés des armes intellectuelles et politiques leur
permettant de les comprendre et, partant, de les traiter. En 2017, Emmanuel
Macron, parlant d’Éric Zemmour, de Michel Onfray et d’Emmanuel Todd, employait
cette formule pittoresque : « Ils font du bruit sur de vieux
instruments ». C’est précisément le sentiment qui domine, en
particulier chez les jeunes générations, face à une classe politique française
qui s’est trompée sur à peu près tous les sujets depuis plus de trente ans, et
dont l’actuel président de la République est le parfait continuateur.
« Ils font du bruit sur de vieux instruments »
Ils se sont trompés, d’abord, sur la mondialisation.
Ils n’ont pas su prévoir qu’en sacrifiant l’industrie française, ils creusaient
le lit d’un déficit commercial devenu structurel depuis 2004. Ils n’ont pas su
prévoir, non plus, que le formidable transfert de capacités productives des
pays du Nord vers les pays du Sud ferait le lit de la paupérisation généralisée
des classes moyennes – et non, comme ils le pensaient, du triomphe d’une
économie de services toujours plus créatrice de valeur, les basses œuvres étant
laissées, sourire aux lèvres, aux pays du Tiers-Monde.
Ils se sont également trompés sur l’Union européenne,
qui devait être, dans l’imaginaire politique national, une extension de la
puissance française sur la scène mondiale. Mais à l’inverse, l’instauration du
marché unique, puis de l’euro, et l’élargissement continu et irraisonné de
l’Union européenne, culminant en 2004 et 2007 avec l’entrée de douze pays
d’Europe centrale et orientale, ont achevé de transformer l’UE en une
plateforme libre-échangiste où les politiques de déflation salariale devaient,
de fait, s’imposer à tous. Une plateforme dont la paralysie décisionnelle
serait l’alibi permanent des injonctions aux réformes structurelles qu’elle
adresse à ses membres, perpétuellement classés selon leur degré de soumission à
des dogmes tombés en désuétude aux yeux du reste de la planète.
Ils n’ont pas voulu voir, non plus, que le
retrait désordonné de l’Etat de la sphère économique, mené tambour battant
depuis 1986 et gravé dans le marbre par les traités européens, allait entraîner
une incapacité du politique à peser efficacement et fortement sur les choix
stratégiques face auxquels nous place le XXIe siècle – scientifiques,
technologiques, environnementaux. Pendant que fleurissaient les Etats
stratèges, de Washington à Pékin, nos élites se préoccupaient d’organiser la
molle impuissance des pouvoirs publics à mener à bien les immenses – et, il
faut bien le dire, passionnants – chantiers collectifs des prochaines
décennies. Ce qui relève, dans cette entreprise de destruction, de l’idéologie
autosatisfaite, de la malhonnêteté ou du cynisme, reste à déterminer.
Ils ont également échoué à anticiper l’affaissement
des liens collectifs qui découlerait de ce désengagement de l’Etat et du
politique, encore attisé par la montée en puissance de l’individu souverain,
émancipé, auto-normé, maillon toujours plus libertaire d’une économie toujours
plus atomisée. Un individu qui semble percevoir aujourd’hui la formidable
solitude dans lequel l’ont laissé l’incapacité du politique à bâtir un destin
national, mais aussi la fragmentation communautaire de la société française, de
territoires perdus des zones urbaines en zones rurales laissées en déshérence.
C’est en ce sens que les Gilets jaunes ont constitué un moment politique doté
d’une symbolique sans précédent : celle d’une supplique adressée à
« ceux d’en haut » pour qu’ils répondent au sentiment d’abandon
qu’éprouvent « ceux d’en bas ».
La suite ci-dessous :
Jean Vinatier
Seriatim 2019
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