Entretien mené par Derek Perrotte (Correspondant à Bruxelle) pour Les
Echos :
« Vous présentez mercredi la stratégie
européenne sur les données. Quel en est l'objectif ?
Nous présentons notre stratégie globale sur les données qui, en
particulier, comprendra un livre blanc sur l'intelligence artificielle (IA). Il
est certes essentiel de mieux encadrer les applications IA spécifiques qui
touchent notamment aux personnes en préservant nos valeurs européennes. Mais,
pour maîtriser l'ensemble de la chaîne, il est indispensable d'adjoindre à
cette réflexion une véritable politique européenne des données.
Il s'agit d'un sujet majeur
qui va bien au-delà de l'intelligence artificielle, laquelle, tout importante qu'elle
soit, n'est qu'une application puissante de l'utilisation des données. En
matière économique, les données qui vont continuer à transformer en profondeur
nos sociétés et notre façon de produire, consommer et vivre, seront à la base
de notre compétitivité et définiront notre politique industrielle future.
Jusqu'ici, la guerre des données
a été dominée par les Etats-Unis…
Les grandes plateformes basées sur l'exploitation des données personnelles
se sont développées aux Etats-Unis puis en Chine. Pourquoi ? Parce
qu'elles y ont bénéficié d'un vaste marché intérieur des données, étendu par la
suite aux données personnelles des Européens, parfois collectées de manière
discutable. Nous avons fini par réagir via le règlement
général sur la protection des données (RGPD). L'Europe, plus fragmentée,
n'a pu bénéficier de cet effet d'échelle. Mais nous entrons dans une nouvelle
phase, avec l'essor d'un nouveau type de données, non plus personnelles mais
industrielles. Cette révolution va rebattre les cartes.
Avec l'Internet des objets (plus de 500 milliards d'objets connectés
prévus pour 2030), c'est un nombre gigantesque d'informations
industrielles qui va émerger. Les réseaux 5G, ainsi que les capacités à
intervenir au plus près de la création des données (« edge
computing »), vont révolutionner des pans entiers de notre capacité à
produire, à consommer, à se mouvoir, à interagir. Le nombre de données émises
par l'activité humaine va être multiplié par deux tous les dix-huit mois.
Pour moi, l'Europe doit être le premier continent à tirer le plein bénéfice de
cette vague. C'est l'un des enjeux les plus essentiels de la décennie qui
vient.
Quels sont ses avantages dans
cette nouvelle guerre des données qui se prépare ?
Contrairement aux discours fatalistes, je répète que nous ne sommes pas en
retard, au contraire ! Cette guerre des données industrielles débute
maintenant et l'Europe sera son principal champ de bataille. Nous sommes en
effet la première base industrielle du monde, la plus moderne et la plus
avancée en termes d'intégration et d'automatisation des données dans les
processus de production. Avec la mondialisation, les Etats-Unis ont perdu de
leur savoir-faire industriel en l'externalisant. La Chine progresse, certes.
Mais tous les regards se penchent désormais vers l'Union européenne pour
capter ces nouveaux flux de données industrielles, à très forte valeur ajoutée.
A nous de nous organiser pour qu'ils bénéficient en priorité aux entreprises et
à l'industrie européennes. Une chose est sûre, les nouvelles plateformes à
construire pour permettre l'exploitation de ces données au plus près de leur
lieu de production sont d'une nature toute différente de celles sur lesquelles
se sont appuyés les Gafam et autres BATX pour les données personnelles.
Les exigences de sécurité, de temps de latence, de robustesse sont sans
aucune commune mesure. Et c'est là que l'industrie européenne a une avance
compte tenu de sa prééminence technico-industrielle. Mon objectif est de
capitaliser immédiatement sur cet avantage. Dans le domaine des grandes
plateformes industrielles à venir, les gagnants d'hier ne seront pas forcément
ceux de demain.
Comment s'en assurer ?
D'abord, en poursuivant et en accélérant les travaux déjà réalisés
permettant la fluidité d'un marché intérieur des données, y compris
industrielles. Cela peut se faire par la réglementation mais aussi par la
gouvernance, j'y reviendrai. Il ne s'agit nullement d'une démarche
protectionniste. L'Europe est un continent ouvert et le restera. Mais, comme
nous l'avons fait pour la 5G, nous établirons des règles claires et strictes
que chacun, s'il souhaite venir en Europe, devra respecter, en particulier en
matière d'accès et de partage des données industrielles ou publiques.
Concernant l'émergence des plateformes industrielles, nous travaillons
autour de « projets européens d'intérêt commun » associant grandes
entreprises et PME pour bâtir les plateformes critiques de gestion des données.
C'est sur elles que reposeront, filières par filières, les couches logicielles
successives supportant in fine les applications d'intelligence artificielle
sectorielles ou spécifiques. Par exemple dans la santé ou les transports
connectés, les usines virtualisées, la ville intelligente, etc.
Faut-il obliger certains acteurs
privés ou publics à partager leurs données au nom de l'intérêt général ?
A nous de donner aux acteurs privés le cadre, les outils et
l'accompagnement pour qu'ils y trouvent un intérêt à le faire dans leur
domaine. Les données publiques, elles, sont du ressort des Etats. Nous les
inciterons à mieux et plus amplement partager ces données qui constituent un
bien public - notamment vers le terreau d'innovation que constituent les
petites entreprises ou les start-up.
L'Europe s'interroge sur la
reconnaissance faciale de masse. Faut-il l'interdire ?
Il n'y a tout d'abord pas un vide juridique en la matière puisque la
législation européenne, notamment le RGPD, s'applique d'ores et déjà. En
d'autres termes, l'autorisation de ces technologies est dès à présent
l'exception et non pas la règle. Faut-il agir au-delà du cadre actuel ?
La réponse ne peut pas être binaire. Dans certains cas, certains lieux et
certaines situations, il est logique de l'interdire au nom de la vie privée.
Dans d'autres cas, par exemple dans un aéroport, elle peut se justifier pour
des raisons sécuritaires et constituer un réel progrès. L'Europe dispose d'un
socle de valeur unique qui fait sa spécificité et sa force. Il faut transposer
ce socle dans l'univers informationnel. Nous allons nous donner quelque mois
pour bien étudier, anticiper et segmenter ce sujet et ses usages.
Vous recevez ce lundi Mark
Zuckerberg, le patron de Facebook. Quel message allez-vous lui faire
passer ?
Les grandes plateformes ne peuvent pas continuer à vivre en disant
« nous sommes un simple réseau de télécommunications ». Ce monde-là a
vécu. Chacun doit prendre ses responsabilités quant aux propos et contenus qui
s'échangent en ligne. Cela s'est fait jusqu'à présent sur la base de codes de
conduite et d'approches volontaires des grands acteurs.
Vu l'ampleur prise par certaines dérives et les risques pour la démocratie,
il faut une approche plus contraignante et spécifique. Nous allons la bâtir
sans acrimonie mais avec responsabilité. Cela fera l'objet du « Digital
Services Act » que nous préparons pour la fin de l'année.»
Source :
Jean Vinatier
Seriatim 2020
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire