Pétros Mavromichàlis (1765-1848)
lance l’insurrection grecque en mars 1821 par ce Cri :
« Jamais cause ne fut
plus juste ni plus sacrée que la nôtre ; nous combattons pour notre sainte
religion, pour notre vie, pour notre honneur, pour nos propriétés, que nos
farouches oppresseurs ne respectèrent jamais. Cette terre défendue par des
héros illustres, par le génie et les vertus de nos ancêtres, et si longtemps,
hélas ! arrosée de nos larmes ; cette terre nous appartient, elle est
notre héritage. Toute l'Europe lui est redevable de ses arts, de ses lumières
et de tous les bienfaits de la civilisation. Voici le moment pour vous, nations
et gouvernements éclairés, d'acquitter votre dette envers la Grèce, notre
patrie. Nous ne vous demandons que des conseils, des armes et des secours
pécuniaires, que nous vous rendrons avec reconnaissance : la gloire de nos
bienfaiteurs durera autant que celle de la Grèce. ».
Mavromichàlis évoque déjà la
dette (en 1821, historique) grecque…qui ne quittera plus ce pays jusqu’à nos
jours….
Au-delà de ce clin d’œil, les
souffles des révolutions, américaine et française retrouvent de la force dès l’encre
du congrès de Vienne séchée contraignant la Sainte-Alliance d’aller de congrès
et congrès pour aplanir des tensions, italienne, espagnole. Pendant ce temps,
la partie européenne de l’empire ottoman fait face aux premières révoltes
balkaniques (Monténégro, Serbie), dans la future Roumanie (1856) où la Russie
ne cesse depuis le XVIIIe siècle de pousser ses pions. Quant à la Russie, lors
d’une succession au trône, elle verra l’écrasement d’une micro-révolution
libérale en 1825 celle des Décembristes.
Plus largement encore toute l’Amérique
espagnole entre en conflit avec Madrid quand le Portugal accepte l’émancipation
brésilienne via l’empire.
Ainsi la colère grecque ne surgit-elle pas
dans un univers apaisé mais bel et bien sous tension. Car le XIXe siècle, on l’ignore
souvent, sera le siècle des reconquêtes espérées, notamment en France :
reconquête politique (pour les royalistes, les républicains, les
bonapartistes), reconquête religieuse (pour les catholiques, les protestants,
les juifs, les athées), reconquête sociale pour les ouvriers, les grands sacrifiés
de la Révolution de 1789, à travers des idées socialistes et utopiques que les
républicains repousseront jusqu’à la répression de la Commune en mai 1871.
Ainsi se dessine principalement,
une Europe qui essaie de digérer la lave révolutionnaire et l’épopée bottée
napoléonienne. Un paradoxe car de 1807 à 1813, ce furent les peuples qui combattirent
les armées françaises occupantes au point que Leipzig, devint en 1813, la
bataille des Nations. Le romantisme et ses larmes entrent sur la scène et redécouvrent
la Grèce comme leurs prédécesseurs avaient revisité Rome depuis la Renaissance jusqu’à
la Révolution de 1789.
Après Waterloo, on ne rêve plus
d’empire ou d’ordre mondial, mais plutôt des causes plus politiquement ciblées,
la démocratie, la nation libérée, les philosophies grecques que l’on veut
relire sans passer par le latin. Cette appétence hellénique, littéraire,
poétique n’aurait pu être si forte sans la question d’Orient qui nait
bizarrement de l’échec de l’archiduc Charles de Habsbourg au trône d’Espagne contre
Philippe V. De retour à Vienne, le désormais Charles VI et père futur de
Marie-Thérèse, se tourne très rapidement vers les Balkans où de 1716 à 1739,
victoires et défaites alterneront. Mais les Habsbourg tournent l’Europe vers le
futur « homme malade » au moment où la Russie de Pierre le Grand et
de ses successeurs guignent Istanbul : Catherine II ne baptisera-telle pas
ses petits-fils, Alexandre et Constantin ? Donc Londres, Versailles,
Vienne, Saint-Pétersbourg se meuvent vers cet empire assoupi qui sait,
toutefois se battre avec vigueur.
Longtemps et aujourd’hui encore,
on oppose les principes du congrès de Vienne aux émancipations des peuples, principalement
parce que les diplomates de 1814/15 voulurent rassurer la légitimité dynastique.
Je crois surtout que les hommes d’alors tinrent à rappeler l’équilibre entre
les puissances et éviter de nouveaux empires que la Révolution française a fait
ressurgir. Les prudences des gouvernements européens vis-à-vis de la Grèce en
guerre d’indépendance était d’éviter qu’une puissance ne dépasse les autres d’où
cette lenteur à s’entendre pour aider les Grecs et d’empêcher un découpage
ottoman qui aurait, sinon, enclenché une guerre entre européens. La correspondance
de lord Palmerston éclaire bien cette crainte du déséquilibre…et de la peur
russe. A cet égard l’Europe post-1815 face aux crises multiples, a été plus intelligente
que celle de l’été 1914.
Ce conservatisme européen n’est
pas aussi hostile aux idées car il faut bien voir ce que la Révolution de 1789
a interrompu en Europe et en Allemagne en particulier : l’arrêt brutal et
général des souverains libéraux, grands lecteurs des philosophes français. Toute
la période de 1815 à 1848 qu’on appelle de Berlin à Vienne, l’avant-mars (en
référence au mois qui chassa Metternich) est une ébullition nouvelle au sein de
laquelle on retrouve autant des socialistes allemands que des princes. De Francfort
(1849) à Versailles (1871), les divisions s’aplaniront jusqu’à ce que Bismarck,
en se jouant habilement de la France, ne réussisse l’empire allemand. Donc le
conservatisme a, sa manière, accompagné l’émancipation.
In fine, la cause grecque a-t-elle-
été aussi puissante que celle des treize colonies du Canada méridional (USA) de
1776 ? Si celle des futurs américains s’est appuyée sur un mélange de
raisons protestantes et de l’historique de la vie politique anglaise via surtout
l’Habeas corpus et le Bill of Rights (1679-1688/89), celle des Grecques est, semble-t-il,
plus profonde encore par son antiquité sans laquelle, déjà, l’empire romain n’aurait
jamais pu aller si haut et si longtemps. Pourquoi la Grèce tarda-t-elle à
revenir dans nos univers mentaux…sans doute parce que l’empire romain d’Orient
ne rendit l’âme qu’en mai 1454. Ce milieu du XVe siècle où l’Italie déjà
renaissante artistiquement via Byzance, s’apprêtait par des guerres sur son
sol, à faire entrer l’Europe dans l’ère de la Renaissance. C’est donc l’Italie qui
occupera les attentions européennes sur tous les plans et notamment celui de l’équilibre
européen jusqu’en 1748 (la guerre de succession de Pologne se déroulera
principalement…en Italie). Les hommes de 1789 ne verront que Rome et ses glaives,
de même que Napoléon. 1815 : plus de Rome, place à une Athènes épurée de
son histoire mouvementée et orgueilleuse pour n’y retrouver que les idées philosophiques,
celles autour de la démocratie et de la cité libre. L’hellénisme triomphera au
XIXe siècle bien plus que la Grèce elle-même endettée et engagée dès les années
1820 dans l’Enosis (la grande idée : réunir tous les Grecs partout où ils
furent) qui la conduira à la catastrophe de 1922/23 : anéantissement de Smyrne,
génocide des Grecs du Pontios.
En fin de compte, aujourd’hui la
Grèce et l’Europe (Union européenne) ne se retrouvent -elles pas sur la
même galère existentielle après les apocalypses nationalistes des deux guerres
mondiales : quelle est notre « Enosis » quand de l’autre
côté, bien au-delà des colonnes d’Hercule, à Washington une certaine romanité
se poursuit ? Et peut-être que dans cette lutte qui se prépare entre les États-Unis et la Chine, certains y verront une résurgence des cités grecques contre
un Darius sinisé ?
A lire pour avoir une idée plus féconde de la période post-1815 et
notamment en Allemagne:
Raphaël Cahen, Friedrich Gentz 1764-1832. Penseur
post-Lumières et acteur du nouvel ordre européen, De
Gruyter/Oldenbourg, 2017.
« Friedrich
Gentz était un fonctionnaire prussien né en Silésie, un publiciste, un expert
des finances publiques et de l'économie politique, un diplomate autrichien et
un homme d'État. Après le congrès de Vienne en 1814-1815, il devient le
"secrétaire de l'Europe" tout en restant un intellectuel indépendant,
et un orientaliste à la tête de la politique ottomane de l'empire autrichien.
Il fut aussi l'un des penseurs et acteurs de premier plan dans les réseaux
antirévolutionnaires et antinapoléoniens et un européen convaincu. Après une
partie biographique dans laquelle les correspondances et les sources inédites
sont mises en valeur, la première partie de cette thèse porte sur l'étude de sa
formation intellectuelle et sur la mise en perspective de sa pensée politique
post-Lumières dans les réseaux d'opposition modérés à la Révolution Française.
L'accent étant aussi porté sur les réseaux de diffusion de sa pensée politique.
La deuxième partie est tournée sur l'analyse de sa pensée et de son action en
faveur de l'ordre et de la stabilité pour la « République européenne ». Son
rôle dans la théorisation et la création du Concert européen en tant qu'institution
de maintien de la paix et de la sécurité en Europe est mis en exergue ainsi que
la période plus conservatrice de sa pensée politique à travers les Décrets de
Carlsbad et son interprétation restrictive de l'article 13 de la Confédération
germanique. Enfin, sa position favorable aux mouvements révolutionnaires des
années 1830 et le coeur de sa pensée politique, à savoir l'idée de
réconciliation des extrêmes et de réformes progressives des régimes politiques
et des constitutions, sont analysés à la fin de la thèse. »
Sources : https://www.theses.fr/2014AIXM1048#
https://www.decitre.fr/livres/friedrich-gentz-1764-1832-9783110449716.html
Jean
Vinatier
Seriatim 2021