Daniel Meier : Chercheur associé au
laboratoire PACTE et enseignant à Sciences Po Grenoble au sein du Master
MMO.
Article de Diplomatie magazine:
« Limites de souveraineté, bornes géographiques ou traits sur une carte, les frontières font partie de notre imaginaire, nous entourent et compartimentent notre univers. Mais, signe manifeste d’un changement de régime frontalier inattendu, la crise de la COVID-19 offre un miroir grossissant pour penser et lire autrement les frontières dans un monde globalisé.
Les frontières sont une catégorie d’objet d’allure anodine, très naturalisées tant elles semblent avoir été cantonnées dans un rôle fonctionnel adossé à une imagerie traditionnelle du poste frontalier que l’on franchit pour partir en vacances ou pour des raisons professionnelles. Elles font donc partie de nos vies d’Européens et nous n’y pensons que lorsqu’il convient de ne pas oublier son passeport ou que l’attente est longue au contrôle. La crise actuelle de la COVID-19 a pourtant rendu moins ordinaires et plus complexes les franchissements frontaliers, signalant en Europe le retour de l’État aux confins de son territoire national dans un processus dit de « refrontiérisation ».
Une importante littérature portant sur les frontières s’est développée depuis le début du millénaire, à la croisée de la science politique, de la géographie et de l’anthropologie. En cause, le double moment théorique (celui du spatial turn* qui a permis de concevoir les frontières comme des réalités à la fois empiriques et imaginaires) et géopolitique (l’attentat du 11 septembre 2001 qui a provoqué un regain sécuritaire dans la gestion des frontières à l’échelle mondiale). Au-delà des concepts qui ont été développés depuis (1), plusieurs thèmes sont devenus clés dans le débat sur ce qu’est une frontière de nos jours. En premier lieu, celui de la souveraineté qui renvoie à une norme de découpage du monde (2) autant qu’à des enjeux de pouvoir ; en second lieu, la sécurité, laquelle s’actualise dans les processus de contrôle des flux migratoires comme dans l’érection de murs frontaliers ; enfin, la circulation aux frontières, qui met l’accent sur les inégalités de traitement entre ceux qui les franchissent ainsi que sur la gestion et les causes des migrations, liées aux disparités économiques globales et aux conflits.
Coloniser et normer le monde
Selon l’historien Lucien Febvre, le mot frontière lui-même apparaît dès le XIIIe siècle comme adjectif dérivé de « front », dans son sens militaire. Pendant longtemps, le terme fait référence à une « place fortifiée faisant face à l’ennemi » et a pour synonyme le terme de confins, une zone frontalière indéterminée aux limites des empires. Son sens actuel émerge avec le développement de l’État moderne, les progrès de la cartographie et, au XVIIe siècle, la signature des traités de Westphalie (1648) qui jettent pour la première fois les bases de territoires étatiques bornés en Europe. Le développement du nationalisme a parachevé cette nouvelle norme en l’agrégeant à l’identité du collectif ainsi délimité par la frontière et dont le modèle français devient l’exemple idéal-typique. Parmi les épisodes de la colonisation, celui relatif au traçage des frontières se joue principalement aux XIXe et XXe siècles, avec pour protagonistes principaux la France et le Royaume-Uni, qui ensemble sont responsables de l’imposition de 39 % du kilométrage de frontières étatiques mondiales, hors d’Europe. Des délimitations qui sont très largement imposées aux populations locales indépendamment de leurs souhaits ou des logiques territoriales, ethniques ou tribales endogènes. Cela ne sera pas sans conséquence sur la prolifération de conflits dans les Suds, comme nous le verrons plus loin.
Mais comment est-on passé des frontières imposées par les puissances coloniales à celles reconnues par les États indépendants ? Au-delà des spécificités propres à chaque région du monde, le principe issu du droit romain uti possidetis — traduisible par « vous posséderez ce que vous possédiez déjà » — a été appliqué ; il est connu comme celui de l’intangibilité des frontières. Il a par exemple été appliqué par l’Organisation de l’unité africaine en 1964 à l’échelle du continent ou lors de l’effondrement de l’Union soviétique et de l’ex-Yougoslavie. Toutefois, ce principe a été largement contesté par bien des acteurs, ouvrant une centaine de litiges qui opposent, jusqu’à aujourd’hui, des États à d’autres États ou à des mouvements politiques au sujet de tracés frontaliers sur fond de revendications identitaires de minorités (par exemple, les Sahraouis face au Maroc), territoriales (par exemple, l’Inde refusant les frontières de facto au Cachemire) ou comportant des enjeux énergétiques (par exemple, entre les deux Soudans). Par ailleurs, de nombreuses dérogations au principe de l’intangibilité des frontières ont vu le jour depuis les années 2000, comme c’est le cas avec l’État du Kosovo (2008) reconnu par seulement un tiers de la communauté internationale. À l’aube des années 2020, on compte au total 17 États ou entités étatiques dont les frontières revendiquées ne sont reconnues que par une fraction de la communauté internationale (dont la Chine, Israël ou encore la Corée du Nord) ; pour certains, comme les républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, provinces sécessionnistes de la Géorgie, soutenues par Moscou, c’est l’existence même du territoire en tant qu’État indépendant que la majorité de la communauté internationale ne reconnaît pas (soit la totalité de la frontière).
Des conflits et des limites”
La suite ci-dessous :
https://www.areion24.news/2021/08/09/lire-les-frontieres-dans-un-monde-globalise/
Jean Vinatier
Seriatim 2021
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