« Le même week-end de décembre 2021, deux événements ont abordé simultanément et de façon radicalement différente le dilemme de notre époque. Tous deux ont été organisés par les représentants de « l’Occident », l’un par les États-Unis de Biden, l’autre par l’Union européenne (l’« UE »). Tous deux ont été présentés comme le point de départ d’un processus de renouveau démocratique en interne et au-delà, en réponse à la profonde fatigue démocratique ressentie dans le monde entier. Le premier, le « Sommet pour la démocratie », a réuni plus de 100 États pour lancer « une année d’action […] pour rendre les démocraties plus réactives et plus résistantes, et pour construire une communauté plus large de partenaires engagés dans le renouveau démocratique mondial ». Le second, la Conférence sur l’avenir de l’Europe, a réuni à Florence 200 citoyens européens, choisis au hasard, pour produire une liste de recommandations adressées aux dirigeants politiques de l’UE sur la manière d’améliorer la démocratie européenne 1 . Alors que le premier événement, étatocentré, s’est déroulé dans le cadre du paradigme westphalien traditionnel, le second a cherché à inverser ce même paradigme en plaçant les citoyens au centre des relations transnationales. Pourtant, alors que le sommet dirigé par les États-Unis a été abondamment commenté, l’assemblée citoyenne européenne a bénéficié d’une couverture médiatique très limitée en dépit de sa nature transformationnelle et originale 2 .
Certes, le premier sommet a été rythmé par le genre de drames politiques que les médias adorent couvrir, surtout lorsqu’il s’agit de savoir quel pays devrait être exclu mais a été invité (Brésil), quel pays a été exclu mais aurait dû être présent (Singapour), quel pays a été exclu mais s’attendait à être présent (Hongrie), ou encore lorsque la Chine affirme avoir été injustement exclue alors qu’elle est une démocratie « qui fonctionne ». Et on ne peut écarter que ce sommet annonce le genre de renouveau dont la démocratie américaine a tant besoin 3 . Néanmoins, nous pensons que c’est l’événement européen qui pourrait rester dans les livres d’histoire comme le début d’un processus qui valorise la création d’écosystèmes démocratiques centrés sur le citoyen, habités par des processus participatifs augmentant le sentiment d’efficacité des participants en politique, tout en abordant les questions les plus difficiles de notre époque.
Nous admettons ici notre partialité : en tant qu’observateurs experts, nous avons trouvé l’énergie délibérative de l’assemblée citoyenne européenne qui s’est réunie à Florence contagieuse et inspirante. L’UE n’a jamais vraiment réussi à mobiliser un tel public non-expert au-delà des frontières pour discuter de son propre avenir. Les précédentes réformes institutionnelles étaient la chasse gardée des gouvernements nationaux et les dialogues citoyens passés ressemblaient davantage à des exercices de relations publiques qu’à des délibérations, avec des discours de commissaires européens prêchant des convertis. Dans ce contexte, la Conférence sur l’avenir de l’Europe, centrée sur les citoyens, est apparue comme une évolution saine et quelque peu contre-intuitive, surtout à une époque où l’érosion démocratique mondiale touche également l’Union de l’intérieur 4 . En effet, si elles sont adoptées, de nombreuses recommandations des citoyens qui émergent déjà de la Conférence pourraient potentiellement changer la donne en ce qui concerne la qualité démocratique de l’UE, en appelant à des développements qui sont préfigurés mais non ancrés dans les pratiques actuelles de l’UE : subordonner le versement des fonds de l’UE au respect du pluralisme des médias et de l’État de droit par ses États membres, rendre les élections du Parlement européen plus « européennes » par la création d’une compétition électorale paneuropéenne – au lieu de 27 compétitions parallèles –, mandater les radiodiffuseurs publics pour mieux couvrir les développements de l’UE et organiser des référendums à l’échelle de l’UE 5 . Même si cette première série de recommandations citoyennes n’a généralement pas été rédigée dans un langage proprement juridique et qu’elle doit encore être affinée par les délibérations de la plénière de la Conférence sur l’avenir de l’Europe – composée de manière inédite par des citoyens et des représentants politiques –, elle constitue un message clair et urgent : puisons dans notre intelligence collective et notre imagination démocratique pour construire une sphère publique paneuropéenne en renforçant les connexions mutuelles, la connaissance et la responsabilisation des citoyens par-delà les frontières.
Bien sûr, ce processus a été semé d’embûches. Par exemple, les panels citoyens n’ont pas réussi à inclure autant qu’on l’aurait espéré les groupes marginalisés en Europe, des résidents sans passeport européen aux minorités ethno-raciales 6 . En outre, il se peut que les personnes qui ont répondu « oui » à un appel téléphonique leur demandant de participer à un exercice organisé par l’UE aient un penchant pro-UE. La méthodologie choisie pour réaliser la sélection aléatoire peut donc être améliorée pour prendre en compte des facteurs non seulement socio-économiques mais aussi d’attitude politique. Les observateurs ont également noté l’inégale qualité délibérative des discussions au sein des différents sous panels de citoyens et entre ses membres, l’absence de débat contradictoire ou de présentation de compromis difficiles, et le fait que l’ensemble du processus de la Conférence sur l’avenir de l’Europe ait manqué de transparence, y compris sur la manière dont ses recommandations seront traitées 7 . En outre, certains rapports fondamentaux ne sont pas clarifiés dans ce processus – dans quelle mesure les institutions de l’Union ainsi que ses leaders ont-ils raison de chercher à gérer aussi étroitement ces processus menés par les citoyens ? Qu’est-ce qu’une relation saine et non déférente entre les citoyens et les soi-disant experts ? ou encore, entre ces experts et les fonctionnaires européens dans l’encadrement des débats 8 »
La suite ci-dessous :
https://geopolitique.eu/articles/leurope-puissance-citoyenne/
Jean Vinatier
Seriatim 2022
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