Critique par Valéry Pratt pour La vie des idées du livre de Céline Spector, No Demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Seuil,
« La construction politique de l’Union européenne est en panne. La relancer suppose de changer profondément nos manières d’envisager la souveraineté, le peuple et la démocratie – c’est autrement qu’il faut désormais envisager notre citoyenneté.
Réfléchir à la démocratie en Europe, ce n’est pas avec Céline Spector réfléchir à l’existence de démocraties dans les États-nations qui composent l’Europe, mais se demander dans quelle mesure l’Union européenne en tant que telle pourrait être une démocratie. Est-ce que cela supposer qu’un peuple composé des citoyens européens exerçât son propre pouvoir, qu’il fût souverain ? Si précisément le titre de ce livre de philosophie européenne est No demos ? c’est bien qu’a priori un tel peuple n’existe pas, mais qu’en même temps son existence est un possible à faire advenir. À cette fin, reposer la question de la souveraineté est central. C’est en reconstruisant le concept de souveraineté à l’aune de la démocratie en Europe que l’on pourra penser de façon performative l’affirmation d’une forme nouvelle d’entité politique se dotant d’un peuple, celle que C. Spector appelle de ses vœux étant non pas une Europe cosmopolitique, mais une République fédérative européenne. La tension entre ces deux modèles guidera notre lecture afin d’envisager une théorie de la justice à la hauteur de la construction européenne et des enjeux environnementaux à l’heure où l’Europe doit se positionner dans le monde face à l’agression de l’Ukraine qui, précisément, en appelle à l’Europe comme union européenne. Or, si nous, citoyens européens, sommes aussi Ukrainiens, c’est parce que nous pouvons nous penser comme citoyens du monde.
Revenons un temps en France. Le bref accrochage d’un drapeau de l’Union européenne sous l’Arc de Triomphe pour marquer l’ouverture de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne a suscité des réactions qui interrogent la nécessité de discuter certains excès souverainistes. La démarche de C. Spector est non seulement postnationale, mais aussi postmétaphysique et à certains égards postsouverainiste. C’est ce dont il s’agit ici de rendre compte en essayant de montrer avec l’auteure comment faire émerger une vie politique européenne qui intègre notre souveraineté en la partageant à un niveau supranational – voire mondial, ce qui n’est pas la perspective de l’autrice.
Cet ouvrage de philosophie européenne s’inscrit dans une tradition, celle du « droit politique », entendu avec Rousseau comme un droit fondateur du contrat social. C. Spector interroge les conditions de possibilité d’une vie politique européenne pour éviter deux écueils : l’édification supranationale d’un État fédéral européen et la dispersion transnationale d’une coopération économique au détriment aussi bien de la solidarité que de l’environnement. Elle mène sa réflexion comme une critique de la forme qu’a prise la raison européenne, soit une critique du fonctionnalisme, du technocratisme et du juridisme. Une telle raison doit pourtant pouvoir nous mettre à l’abri de deux tentations qui s’excluent mutuellement : celle du souverainisme, et celle du cosmopolitisme. Il faudra en effet discuter de la difficulté qu’il y a à les renvoyer ainsi dos à dos.
L’auteure engage la réflexion et mène la discussion grâce à un décentrement qui renouvelle notre regard. C’est en effet à partir des Fédéralistes américains que les apports de la philosophie classique des Lumières sont repensés alors que « l’Union européenne vit sans doute son ‘moment hamiltonien’ » à l’occasion de la crise sanitaire et plus encore maintenant de la guerre en Ukraine. Non qu’il faille simplement esquisser des États-Unis d’Europe, mais il s’agit de réfléchir à la construction fédérative de l’Europe : c’est le « pari » de ce travail. Un pari passionnant, et risqué.
Pour le mener à bien, C. Spector procède en six chapitres dont le contenu donne à chaque fois « de nouvelles raisons d’être au projet européen » (p. 16). La méthode consiste à faire droit aux thèses combattues « avant de déceler les sophismes qu’elles dissimulent » (p. 31). Les six chapitres du livre affrontent « six objections qui constituent l’armature théorique du souverainisme ». Je procèderai en traitant ensemble les trois premiers chapitres, puis les trois suivants pour les approcher d’un point de vue cosmopolitique.
Peut-il y avoir une démocratie au-delà de l’État-nation ? »
La suite ci-dessous :
https://laviedesidees.fr/Celine-Spector-No-Demos.html
Jean Vinatier
Seriatim 2022
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