« Loin d’une bataille d’ego entre universitaires, les polémiques qui entourent la personne et l’œuvre de Louise Labé révèlent des biais méthodologiques, mais aussi le poids des stéréotypes genrés sur les pratiques scientifiques.
Sarah Al-Matary pour La Vie des idées : Pourquoi Louise Labé a-t-elle suscité, ces quinze dernières années, des polémiques telles qu’on a pu dire qu’elle était un homme, un personnage inventé par un collectif, et de manière plus générale qu’elle restait une « énigme » ?
Élise Rajchenbach : Louise Labé fait partie de ces autrices dont le nom est connu du grand public – ce qui n’est pas si courant pour les périodes anciennes. Bien qu’elle ait été rééditée au XVIIIe siècle, c’est le critique Sainte-Beuve, au XIXe siècle, qui a véritablement sorti l’œuvre de Labé du brouillard de l’histoire littéraire, à une époque où l’on redécouvre les poètes du Moyen Âge et de la Renaissance. Mais cette sortie de l’obscurité ne se fait pas sans difficultés : elle se heurte à des barrières morales et à des présupposés misogynes. Les vers de Labé, qui sont plus lus que le reste de l’œuvre (le Débat de Folie et d’Amour) à cette époque, sont brûlants de désir et, pire, de désir féminin, ce qui est particulièrement dérangeant pour des messieurs supposément très sérieux et très sages. Au XIXe siècle, la publication demeure rare pour les femmes, en particulier du fait des barrières morales et du fort risque d’une réputation ternie – la femme qui publie est une « femme publique ». C’est l’une des raisons pour lesquelles l’œuvre et surtout la figure de Louise Labé ont pu déranger.
À cela s’ajoute l’idée que les femmes étaient jugées faibles et intellectuellement infirmes : on retrouve ce discours, pas nouveau au XVIe siècle, au XIXe et jusqu’au XXe siècle. Même une princesse comme Marguerite de Navarre, dont vient de paraître une biographie par Patricia Eichel-Lojkine, faisait les frais de ces présupposés : en 1926, son éditeur, Pierre Jourda, n’hésite pas à lui attribuer des vers sous le prétexte que seule une femme aurait pu produire de la poésie de si piètre qualité. Il existerait une essentialité de l’écriture, c’est-à-dire une manière d’écrire pour les femmes et une, différente, pour les hommes.
De ce point de vue, le XIXe siècle a joué un rôle important dans l’entreprise d’invisibilisation des femmes, qui s’inscrit dans une période d’assujettissement légal et civil (le Code napoléonien). On le perçoit bien, dans le domaine littéraire, à travers les attaques formulées contre George Sand (qui a pris comme pseudonyme un nom d’homme) ou les désattributions, comme celle qui a affecté Claire de Duras pour Ourika (1824) - l’histoire de la favorite noire de la maréchale de Beauvau -, ouvrage qui connut un véritable succès.
Une difficulté supplémentaire apparaît dans le cas de Louise Labé, qui est issue d’une famille de cordiers (des artisans et marchands de cordes, généralement incapables de signer les actes notariés) et elle-même mariée à un cordier. Comment une femme du peuple a-t-elle pu écrire ces textes imprégnés de culture humaniste ? Diverses hypothèses ont été formulées, mais il y a bien « énigme », de ce point de vue.
De l’énigme à l’impossibilité, il n’y a qu’un pas pour certains : on passe allègrement de l’absence d’éléments pour expliquer (on ne comprend pas) à l’absence d’existence du phénomène, donc à la nécessité de trouver une autre explication (c’est un leurre). Le manque d’éléments explicatifs correspond pourtant surtout à un état actuel des connaissances. Peut-être la perte de documents d’archives sur la jeunesse et la formation de Labé est-elle irrémédiable – il s’est déroulé cinq siècles. Mais l’absence de sources conservées sur un événement lointain ne signifie pas que ce dernier n’a pas eu lieu.
Cette « énigme » n’a pas été niée par les chercheuses et chercheurs qui ont travaillé sur les œuvres de Labé, dont sa première biographe rigoureuse, l’Anglaise Dorothy O’Connor, au début du XXe siècle. Lorsque Labé a connu un regain d’intérêt à partir des années 1960, grâce en particulier au courant féministe qui s’attache à remettre sur le devant de la scène des œuvres et des autrices, le problème a été laissé de côté parce qu’on se situait, d’une part, à une période qui faisait la part belle à l’œuvre, parfois au détriment des éléments biographiques, et parce que, d’autre part, cette œuvre s’inscrivait dans une démarche de réflexion et de théorisation, largement féministe, de l’écriture des femmes. C’est ainsi que pendant une quarantaine d’années ont paru des études, tant dans les milieux académiques qu’auprès du grand public qui permettent de mieux connaître l’œuvre de Labé. La biographie de Madeleine Lazard, publiée au début des années 2000 chez Fayard, prolonge ce mouvement, tout comme l’inscription des Œuvres de Labé au programme de l’agrégation de lettres en 2005. Cette étape est très importante, parce que cette inscription est conçue comme une forme de consécration : pour un auteur ou une autrice, c’est intégrer un patrimoine partagé et surtout transmis, c’est devenir un « classique », puisque pendant une année entière, de futurs enseignantes et enseignants lisent et approfondissent leur connaissance de l’œuvre. Ils sont alors plus enclins à l’inscrire dans leurs programmes d’enseignement par la suite.
De manière symptomatique, c’est à l’occasion de cette classicisation que les discours que l’on pourrait qualifier de révisionnistes sont ressortis, après l’accalmie relative du XXe siècle qui a accompagné le travail de redécouverte de l’œuvre et de l’autrice. Face à l’« énigme », Mireille Huchon a proposé la thèse suivante : Louise Labé n’a pas écrit les textes qui composent les Œuvres. Elle serait une prostituée (« La Belle Cordière de Lyon ») qui aurait servi de prête-nom, voire de cible aux moqueries d’un groupe de joyeux humanistes et poètes. La publication des Œuvres de Louise Labé Lionnoise serait un canular que tout le monde pouvait reconnaître. On retrouve ici des arguments formulés très ponctuellement à la fin du XVIe siècle, et repris aux XIXe et au début du XXe siècle.
La Vie des idées : L’activité intellectuelle d’autres écrivaines de la Renaissance a-t-elle également été sous-évaluée ?
La suite ci-dessous :
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Jean Vinatier
Seriatim 2022
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