Pour la revue Le grand continent, l’article de Jean Vioulac (professeur agrégé de philosophie enseigne à Paris-Sorbonne l'université et il enseigne la philosophie et les sciences humaines en khâgne à Saint-Ouen. Il a reçu le grand prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.). Illustration d'un écrit de la gauche hégélienne.
«Le catastrophisme est une doctrine scientifique élaborée au début du XIXe siècle par Cuvier qui concevait un devenir du vivant ponctué par de grandes extinctions, doctrine aussitôt rejetée par Darwin, dont l’évolutionnisme a durablement imposé l’uniformitarisme de Lyell, doctrine qui a néanmoins connu un regain à la fin du XXe siècle : nous savons en effet désormais non seulement que, depuis la fin de l’Ordovicien il y a 440 millions d’années, la Terre a connu cinq périodes de disparitions brutales et massives d’espèces, mais aussi que nous sommes contemporains de la sixième extinction, la dernière en date étant celle qui, à la fin du Crétacé il y a 66 millions d’années, a conduit à la disparition des dinosaures et à l’avènement des mammifères. Notre situation se définit ainsi comme catastrophe : António Guterres, secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, affirmait ainsi en mars 2022 que « nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe climatique. » Depuis Les Limites de la croissance publié par le Club de Rome en 1972, les rapports se succèdent en effet, à un rythme de plus en plus soutenu, de plus en plus précis et documentés, chacun étant plus alarmiste que le précédent ; en montrant que l’« émission anthropogénique » (anthropogenic emission) de gaz carbonique dans l’atmosphère avait conduit à un niveau jamais atteint depuis deux millions d’années, en affirmant pour la première fois que la responsabilité humaine dans cette catastrophe est « sans équivoque » (unequivocal), le dernier rapport du Groupe Intergouvernemental d’Études sur le Climat paru en août 2021 avalise le concept d’Anthropocène qui s’est imposé depuis une vingtaine d’années pour en reconnaître l’origine anthropique : notre époque se définit ainsi par l’avènement de l’humanité en puissance capable de rivaliser avec les puissances naturelles et caractérisée par son potentiel de destruction.
Face à un tel événement, qui de prime abord sature quiconque tente de le prendre en vue et la plupart du temps suscite le déni, l’urgence est d’abord la lucidité, laquelle a donc pour tâche de penser la catastrophe, d’élaborer ainsi une catastrophologie : mais celle-ci est indissolublement une anthropologie, puisque la question est de savoir pourquoi et comment un anthropoïde a pu mettre en œuvre un processus d’anthropisation de la nature qui aboutit aujourd’hui à sa dévastation. Le concept d’Anthropocène impose ainsi d’aborder la catastrophe contemporaine à partir de l’anthropogenèse et de l’anthropisation, c’est-à-dire de processus de dénaturation hétéronome aux lois naturelles : non plus à partir des sciences de l’Évolution, mais d’une pensée de l’Histoire.
Philosophie et révolution
Les mesures stratigraphiques conduisent à dater les débuts de l’Anthropocène aux débuts de la Révolution industrielle, quand l’augmentation des gaz à effet de serre est observable dans les glaces de l’Antarctique : déclenchée dans les années 1780 en Angleterre par ce que les économistes appellent le take off, le « décollage » d’une économie mue désormais par une croissance auto-entretenue, la Révolution industrielle est en effet le plus grand bouleversement qu’ait connu l’humanité depuis la Révolution néolithique qui a inauguré l’Histoire il y a une centaine de siècles. Celle-ci avait fait passer l’homme du statut de chasseur-cueilleur nomade à celui d’agriculteur-éleveur sédentaire ; celle-là nous a transformé en fonctionnaires déterritorialisés d’un dispositif planétaire qui définit notre rapport au réel par la médiation de ses écrans et nous détermine en temps réel. Révolution authentique, qui a transformé de fond en comble les sociétés humaines et a changé la face de la terre, révolution beaucoup plus radicale en vérité : la néolithisation s’est déroulée sur des milliers d’années et n’a longtemps concerné que le Proche-Orient avant de gagner très lentement le bassin danubien ; l’industrialisation a emporté tous les peuples du monde en deux siècles, dans une mobilisation totale à laquelle nul n’échappe plus désormais, pas même les derniers peuples de chasseurs-cueilleurs tous en voie de prolétarisation et menacés d’extinction.
L’exigence de lucidité impose donc de penser une Révolution et d’élucider le nouveau régime qu’elle instaure. Ce qui est rendu possible par la croissance exponentielle du savoir scientifique : jamais en effet nous n’en avons su autant, sur nous-mêmes, sur notre passé, sur le monde, d’un savoir exact, démontré et vérifié, et notre situation se définit aussi par cette clarté théorique et la clairvoyance qu’elle nous procure. Mais cette situation est elle-même le résultat d’une industrialisation de la recherche scientifique, où la production, l’échange et la distribution des connaissances sont pris en charge par un dispositif organisé par la spécialisation des tâches et la division du travail, et c’est pourquoi il ne peut suffire de prendre acte de ses résultats : penser notre époque, c’est aussi interroger l’hégémonie de ce type de savoir, c’est-à-dire le régime de vérité qui le définit, le type déterminé de rapport aux phénomènes qu’il nous impose. Ce qui mène au cœur de la Révolution en cours : non pas une modification empirique de l’organisation sociale ou des rapports de pouvoir, mais une transmutation du régime de vérité, un changement de régime ontologique qui assigne à l’homme un nouveau mode d’être. La Révolution néolithique avait radicalement redéfini l’existance même d’Homo sapiens, son être-au-monde et son être-avec-autrui, son rapport à la terre et à la nature, à l’animal et au divin, à l’espace et au temps, elle avait rompu — suivant les analyses fondamentales de Philippe Descola — avec les régimes ontologiques de l’animisme, du totémisme et de l’analogisme pour celui du naturalisme (ou objectivisme) ; la Révolution industrielle est une révolution de même envergure, et c’est à ce niveau qu’il convient de l’aborder : ce qui impose alors ce type de pensée que l’on nomme philosophie. »
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Jean Vinatier
Seriatim 2022
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