« Federico Chabod a été l’un des plus grands historiens du XXe siècle. Le qualifier « d’historien européen » semble évident, tant en raison du prestige qui l’a entouré que des sujets qu’il a traités. Beaucoup penseront immédiatement au volume, traduit en de nombreuses langues, qui rassemble (en les fusionnant malencontreusement en un seul texte) les cours universitaires que Chabod a consacrés pendant quinze ans à l’Histoire de l’idée d’Europe. Et pourtant, un examen approfondi de la relation de Chabod avec l’Europe et son histoire recèle sa part d’inattendu. À cet égard aussi, sa figure est exemplaire : non seulement pour ce qu’il a écrit et fait, mais pour ce que sa trajectoire tourmentée peut nous enseigner.
Au cœur-même de la relation de Chabod avec l’Europe et son histoire se trouve sa relation avec la France : c’est une évidence, bien que des raisons subjectives s’ajoutent aux raisons objectives. Chabod, né à Aoste en 1901, fils d’un notaire issu d’une vieille famille valdôtaine et d’une mère d’Ivrea, parlait italien à la maison mais connaissait parfaitement le français, sa langue paternelle (ainsi que le patois franco-provençal parlé à Valsavarenche1). Federico était l’aîné de trois enfants ; Leonardo, de trois ans son cadet, rejoignit le mouvement fasciste en 1921 et participa à de nombreux actes de violence squadristes. En 1923, il se tua2. Ce suicide fut pour Federico Chabod une blessure indélébile qui explique son extrême réserve, remarquée par tous ceux qui le connaissaient.
En 1921, Federico Chabod commença à suivre des cours à la faculté des lettres de l’université de Turin. Ceux qui le fréquentaient à cette époque, comme le critique littéraire Mario Fubini, soulignent l’isolement de Chabod dans un milieu dominé par l’extraordinaire personnalité de Piero Gobetti. En réalité, ce dernier avait remarqué l’originalité des études du jeune Chabod sur Le Prince, à qui il avait demandé une monographie sur Machiavel3. En 1924-25, grâce à une bourse, Chabod fréquenta l’Institut des études avancées de Florence où enseignait Gaetano Salvemini, qui l’impressionna profondément par son humanité et son érudition4. En 1925, Salvemini fut arrêté et condamné pour antifascisme ; amnistié et libéré, il parvint à s’échapper d’Italie en franchissant le col du Petit San Bernard, aidé par Chabod, Natalino Sapegno et Carlo Guido Mor. L’intensité de sa relation avec Salvemini, alors en exil, est attestée par trois lettres que Chabod lui a écrites de Berlin en 1926, exprimant ses sentiments et ceux de ses amis. J’en cite un extrait :
« Vous êtes loin, nous sommes divisés ; et tout autour ce triste vacarme, auquel on réagit, mais qui ne peut que laisser une triste amertume dans l’âme5 ».
L’agitation intérieure de cette période apparaît également dans une lettre que Chabod a écrite en 1925 à Natalino Sapegno (également originaire de la Vallée d’Aoste) lorsqu’il a quitté Ferrare, où il avait effectué son premier cours en tant que suppléant :
« S’il y a une chose pour laquelle j’ai regretté de quitter Ferrare, c’est bien d’avoir à te quitter, cher et bon ami. Nous nous connaissons bien, n’est-ce pas ? Chacun de nous sait qu’il peut compter sur l’autre, et qu’il peut lui parler tout simplement, mais en allant en profondeur, très en profondeur.
Il est vrai que pour ce qui est le tourment intime de chacun de nous, l’affection d’autrui ne peut rien, ou presque : non parce qu’il ne sait pas et ne cherche pas, mais parce qu’il ne peut pas, et il doit laisser le tourment s’accomplir »6.
Le 31 juillet 1933, après bien des hésitations, Chabod s’inscrit au parti fasciste. C’est le prix à payer pour pouvoir intégrer le monde universitaire7. »
La suite ci-dessous:
Jean Vinatier
Seriatim 2022
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