« Dans ce nouvel épisode de notre série Grand Tour, Javier Cercas revient sur son enfance passée en Espagne — entre l'Estrémadure natale et la Catalogne d'adoption. À travers ce double déracinement géographique et spirituel qui l’a guidé vers la littérature, l’auteur de Soldats de Salamine interroge les notions d’identité et de patrie. Il médite sur la diversité culturelle et linguistique de l'Espagne, largement méconnue en Europe. »
«Florent Zemmouche pour le Grand continent ; Comme vous le savez, dans la série « Grand Tour », nous parlons généralement de la relation unique entre une personne et un lieu qu’elle a découvert dans des circonstances particulières et à un moment donné. Nous n’avions encore jamais parlé d’un lieu de naissance. Vous avez suggéré que nous abordions le vôtre, l’Estrémadure, pourquoi ?
Parce que je voudrais souligner le fait que, dans chaque pays, et en particulier en Espagne, il y a de nombreux terroirs, de nombreuses cultures. En d’autres termes, nos pays, et l’Espagne en particulier, sont pluriels. On l’oublie trop souvent. La diversité de l’Espagne est méconnue. Ce pays est maintenant pratiquement un État fédéral, composé de régions très différentes, et qui englobe plusieurs langues. Et je suis un fruit de cette diversité. Rappelons que l’Espagne contemporaine s’est créée, avant tout, dans l’après-guerre, avec une émigration massive des régions du sud – qui sont des régions pauvres – vers les régions du nord – qui sont des régions riches, dont la richesse était davantage promue par le régime de Franco. Et il y a eu une véritable désertification. En Espagne, on parle maintenant d’Espagne vide, car il y a des zones qui sont complètement dépeuplées.
L’Estrémadure, d’où je viens, est l’une d’entre elles. Vous savez, le village où ma famille et moi sommes nés, Ibahernando, comptait 3 500 habitants après la guerre civile. Maintenant, il en a 500. Et ce n’est pas une exception, c’est la règle.
Je crois qu’en Europe, il y a une méconnaissance totale de cette diversité essentielle en Espagne. Je me souviens d’une historienne française qui m’a dit un jour : pour résoudre le problème catalan, il faudrait donner l’autonomie à la Catalogne. Cette dame ne savait pas que l’Espagne est un État fédéral dont certains États fédérés, comme la Catalogne et le Pays basque, disposent d’un degré d’autonomie absolument extraordinaire.
Il me semble que Thomas Piketty, dans Le Capital au XXIe siècle, est très surpris lorsqu’il examine les chiffres en Espagne et se rend compte que le degré de décentralisation, notamment fiscale, est énorme. Si je me souviens bien, il dit même que l’Espagne est le pays le plus décentralisé fiscalement au monde.
Je voudrais donc attirer l’attention sur ce point. C’est pour cette raison, entre autres, que j’ai proposé de parler de mon lieu d’origine. Je suis le fruit de l’émigration, de l’immigration massive, et de déplacements de populations au sein même du pays.
Peut-on dire que c’est le déracinement qui a fait de vous un écrivain ?
Ma vocation découle de cette émigration. On m’a récemment proposé une conversation avec un cardinal au Vatican. Une chose très inhabituelle à faire, n’est-ce pas, et j’ai accepté, bien sûr. Il s’agissait d’une conversation publique sur la foi et la religion, avec le cardinal Ravasi, qui est le ministre de la Culture du Vatican. Une personne très charmante, très cultivée, avec un grand sens de l’humour. C’était une conversation très intéressante. Ce jour-là, je lui ai expliqué que ma vocation littéraire est le fruit de deux déracinements, qui au fond se rejoignent. D’une part, un déracinement géographique. Quand j’avais quatre ans, nous sommes partis de notre petit village d’Estrémadure, on m’a arraché de mon environnement habituel, et on m’a emmené dans un endroit où tout était complètement différent, avec une autre culture, où l’on parlait une autre langue. Dans mon ancien village je me sentais très protégé car pratiquement tout le village était de ma famille. De plus, nous étions les riches du village. Dès que nous sommes partis, nous étions pauvres. Pour moi ce déracinement géographique a été très marquant.
Mais il y a eu aussi un déracinement spirituel, qui est lié au déracinement géographique. Je retournais dans mon village d’origine chaque été, donc je vivais un peu à mi-chemin. Je ne vivais pas en Catalogne, mais je ne vivais pas non plus en Estrémadure. J’étais partagé entre les deux endroits qui, j’insiste, étaient très différents en termes économiques, culturels, où tout était différent en somme. Finalement, je n’étais ni vraiment catalan, ni vraiment d’Estrémadure, j’étais un mélange des deux, ce qui me causait un grand déséquilibre permanent. Puis un été, en visite dans mon village d’origine, je suis tombé amoureux pour la première fois de ma vie. J’avais 14 ans. Toutes les choses importantes me sont arrivées là-bas. Toutes. Je suis allé au cinéma pour la première fois dans ce village, j’y suis tombé amoureux pour la première fois… J’étais donc amoureux, et bien sûr, à la fin des vacances, j’ai dû retourner à Gérone, en Catalogne, où je vivais. Et j’étais tellement amoureux que la seule chose que je voulais était de me pendre à la coupole de la cathédrale de Gérone, j’étais désespéré parce que la fille dont j’étais amoureux était restée là-bas. La situation était très grave, si grave que je suis allé chercher le livre le plus sérieux que j’ai pu trouver à la maison. J’avais toujours été un lecteur, mais je lisais des romans d’aventure, je lisais pour me divertir.
La situation était très grave, je voulais me suicider, je voulais mourir, c’était terrible, j’étais amoureux. Je suis donc allé chercher le livre le plus sérieux que je pouvais trouver chez moi, avec une telle malchance qu’il s’est avéré être San Manuel Bueno, martyr, de Miguel de Unamuno. Vous savez que ce livre parle d’un prêtre qui perd la foi et qui continue pourtant à prêcher à ses paroissiens, parce qu’il pense que sans la foi, ils sont perdus. Eh bien, j’étais un garçon totalement catholique, j’ai lu ce livre et j’ai perdu la foi. J’ai commencé à boire de la bière, à fumer des cigarettes. Je suis entré dans un état de confusion mentale dont je ne suis toujours pas sorti aujourd’hui. J’ai commencé à vouloir être écrivain. C’est ce que je disais au cardinal Ravasi, pour moi, la littérature était une sorte de substitut, un substitut de la religion. J’ai cherché dans la littérature les certitudes que la religion m’avait données jusque-là, ce qui est absurde car la littérature n’apporte pas de certitudes, la littérature n’apporte que plus de doutes, encore plus de questions, d’ambiguïtés, de contradictions, mais quand j’ai découvert cela, il était trop tard. Ainsi, pour moi, le fait de vivre à cheval sur deux endroits du même pays mais très différents a été absolument déterminant à tous points de vue. »
La suite ci-dessous :
Jean Vinatier
Seriatim 2022
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