Le sociologue Jean-François Lae, pour La vie des idées,
fait la recension de l’ouvrage de Laurence Fontaine : Vivre pauvre…Quelques
enseignements tirés de l’Europe des Lumières, Paris, Gallimard, 2023.
« Les salaires sous l’Ancien Régime permettaient difficilement de
vivre de son travail. Nombreux étaient ceux qui devaient multiplier les
activités pour joindre les deux bouts. L. Fontaine en fait un portrait
saisissant.
Véritable plongée au cœur de la pauvreté du XVe,
XVIe et XVIIe siècle, nous parcourons sur 495 pages des
saynètes de rues, des accrochages et des négociations de dettes pour vivre, des
échanges et des solidarités qui - comme une sorte d’enquête ethnographique -
montrent comment les classes populaires aux quatre coins de l’Europe se
débrouillent pour survivre. Comment le crédit est activé dans les moindres
relations multipliant les petites affaires morales ? Comment circulent concrètement
les biens, les personnes, les travaux, les réputations, les coups de main, les
places pour éviter la diète ? Quelles en furent les conséquences sur les femmes
et les enfants transformés en monnaie d’échange pour quelques mois en cas de
maladie ou de décès ? Autant
de questions sur l’établi de Laurence Fontaine qui, depuis 40 ans, nous
explique que déjà les salaires de l’Ancien Régime ne permettaient pas de vivre.
Que derrière les comptes au jour le jour, ce régime inégalitaire fut une
terrible fabrique de mendiant(e)s dont nulle famille n’échappait. Que les
dettes ne sont ni un invariant ni le monopole des usuriers, mais qu’elles
circulent par chaîne à tous les étages des sociabilités et attachements des
classes populaires, quels qu’en soient le lieu, l’âge ou le sexe.
Au dos des grandes
histoires
Comment
voir si précisément le grain des budgets ? C’est par une histoire
pragmatique que l’auteur y parvient, en assumant une sensibilité aux détails
des récits.
Habituée
à croiser les sources - que ce soient les livres de comptes, les
correspondances de simples marchands, les archives des notaires, les fiches des
colporteurs ou les relevés de la maréchaussée - Laurence Fontaine tient
solidement le fil rouge du crédit, le geste premier du pauvre, sur les trois
siècles étudiés. Et d’écouter de plus près les petites élites locales qui cherchent
des solutions pour réduire la pauvreté, à travers un concours lancé par
l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Châlons-sur-Marne en 1777.
C’est le concours du siècle ! 125 réponses, des milliers de pages écrites
par les élites provinciales, des intendants des régions, des gestionnaires
d’hospice, des militaires qui y vont de leurs constats et de leurs idées pour
tenter de fixer un peu mieux ces flux circulant de
journaliers-travailleurs-pauvres-mendiants-voleurs. Le concours de 1777 lance un
appel à réfléchir « sur les moyens de détruire la mendicité en rendant
les mendiants utiles à l’État sans les rendre malheureux ». Chacun y
va avec de nouvelles mesures, on plaide pour laisser les victimes mendier ou
pour mieux organiser des quêtes. L’idée d’assurance pointe, à travers les
calamités, comme la grêle ou l’incendie, sans parvenir à éclore.
Mais
l’important n’est pas là. C’est l’occasion pour l’auteure de lire sous ces
milliers de pages les portraits de budgets qu’elle cherche finement. D’où une
multiplication d’histoires pour « sauver sa vie », une formidable
foisonnement de courtes biographies offert par les bureaux de charité et des
hôpitaux, des observations plus courantes venant des philanthropes et des
palais de justice. Et à nouveau de les croiser avec d’autres sources de sorte à
nous entraîner dans d’incroyables tournées entre Gênes, Venise, Bologne ou
Florence ; d’Amsterdam à Bruges, Anvers, Bruxelles, La Haye ; de
Madrid à Saint Pétersbourg ; de Rennes à Guingamp, Elbeuf ou Le Havre,
Lyon à Paris.
Malgré
cette étendue, l’échelle est à hauteur de l’individu.
Malgré
cette vaste géographie, la combinaison est nourrie d’études de cas.
Malgré
les comptes épars, il y aura reconstitution de la créance.
Le
principe du choix opéré consiste à additionner les « figures » de
dettes, de comptes, de liens familiaux, d’activités licites ou non, de métiers
saisonniers pour confirmer que la pauvreté n’est pas une condition figée, une
position définitive, une exclusion dirait-on dans un langage moderne. Tout
bouge tellement que la notion de « classe » ne tient pas l’analyse
tant elle suppose de choisir, ordonner et hiérarchiser, codifier en somme.
La thèse
entend défendre une histoire « en dessous » des structurations
supposées des marchés, non pas aux marges des corporations, mais dans un
continuum entre mobilité, travail, mendicité, vagabondage, besogne, abandon
provisoire d’enfant et hébergement d’occasion. Tous ces moments marchent
ensemble nous dit Laurence Fontaine, toutes les pratiques sociales observables
dans ces mille histoires présentent un tableau de mobilité dans lequel se
bousculent les chertés des denrées et les occasions de travailler ; les
fragilités selon les phases du cycle de vie et selon les sexes, les
trajectoires de vie (mariage précoce ou tardif des parents, accidents et
maladies), enfin suivant les secteurs économiques.
Combinaison d’activités”
La suite ci-dessous :
https://laviedesidees.fr/Les-miserables-de-l-Ancien-Regime.html
Jean
Vinatier
Seriatim
2023