« Christophe Gaudin est maître de conférences en sciences politiques à l’université Kookmin, à Séoul. Ses recherches s’inscrivent dans la lignée de la sociologie de l’imaginaire. Il dirige également le cabinet Eranos en Corée. Il est l’auteur du Grand miroir de Corée (La Route de la soie, 2023) »
Pour la vie des idées l’article :
« Souvenir des crimes du Japon en Corée, éloignement culturel entre l’archipel et la péninsule, affairisme nationaliste des élites : peu importe. L’important est de resserrer les rangs face à la Chine, dans une « alliance du thé au lait ».
« En Corée du Sud, la rentrée universitaire se fait à la toute fin février. Elle est marquée par d’immenses beuveries, intensément ritualisées, qui ne manquent jamais de stupéfier les étrangers de passage. Les facultés privatisent des centres de loisirs ou des stations de ski. Les nouveaux élèves arrivent par bus entiers et leurs professeurs montent sur scène, département après département, pour se faire acclamer dans une ambiance chauffée à blanc.
Toute cette effusion n’empêche nullement de compter les troupes du coin de l’œil, puisque les élèves se regroupent par filière. C’est même l’une des raisons d’être officieuses de l’exercice, dans une société où l’on est sans cesse encouragé à se comparer les uns aux autres. Et comme à chaque fois depuis des années, parmi les grandes langues de la région (les autres sont centralisées dans une université spécialisée qui joue le même rôle que l’Inalco à Paris), l’immanquable constat : c’est le japonais qui a le moins fait le plein, derrière le chinois et même le russe. Cela en dépit de l’actualité, alors que les journaux bruissent du rapprochement avec le Japon…
Pour des raisons différentes mais non moins écrasantes, on ne peut pourtant guère dire que la Russie et la Chine seraient devenues plus attractives, que ce soit pour y vivre ou y faire des affaires. Rien ne laisse prévoir une quelconque amélioration dans les années qui viennent. Le désintérêt qui frappe l’archipel paraît d’autant plus mystérieux, sur un autre plan, que le japonais est de loin la langue étrangère la plus accessible pour un coréanophone. Les similitudes syntaxiques sont importantes, qui creusent un abîme avec le chinois, pour ne rien dire de l’anglais.
Rien n’y fait cependant, et c’est sans doute de là qu’il faut partir pour remettre en perspective les alliances qui se mettent en scène. Aucune ferveur populaire ne les porte. Il y a même davantage de vérité dans la thèse inverse : c’est justement parce que le Japon se voit relégué au second plan que le gouvernement peut se permettre des gestes dans sa direction.
Entre affairisme et nationalisme
Le parti dit « conservateur », revenu au pouvoir à Séoul en 2022, est le bras armé des grands groupes familiaux comme Samsung et LG, les chaebols de leur nom coréen, dont l’emprise est longue à se relâcher. Il est par nature dévoué à leurs intérêts, notamment pour leur ouvrir des marchés et des chantiers à l’étranger. Pour cela, il n’hésite pas à fermer les yeux sur le passé.
C’est ainsi que le dictateur sud-coréen Park Chung-hee, qui a régné sur le pays d’une main de fer jusqu’à son assassinat par son propre chef des services secrets en 1979, a signé en 1965 un accord très contesté avec le Japon pour solder les comptes de la période coloniale. Le principal contentieux portait sur les travailleurs forcés et les femmes de « réconfort » (selon le glaçant euphémisme des forces d’occupation qui s’est répandu dans le monde entier) contraintes à la prostitution pendant la guerre.
Dans le même ordre d’idées, sa fille, Park Geun-hye, a été élue à la présidence en 2012 avant de chuter au cours de l’hiver 2016-2017 dans un rocambolesque scandale de corruption. Elle gouvernait sous la coupe d’une amie chamane, elle-même rétribuée par Samsung dont l’héritier a fini par écoper d’une condamnation définitive pour corruption en 2021, au terme d’une longue bataille juridique. Comme tout se tient, dès la gauche défaite d’extrême justesse en 2022, il a pu bénéficier d’une grâce présidentielle et retrouver son poste à sa sortie de prison…
Le legs le plus durable de la présidente Park est pourtant tout ce qu’il y a de plus concret, dans la droite ligne de la pratique paternelle et à mille lieues des rituels ésotériques qui l’ont conduite sous les verrous. Il s’agit d’un accord de libre-échange avec la Chine signé en 2015, lequel a permis aux chaebols de se lancer à la conquête de marchés gigantesques, en expansion constante sur le continent, tout en soumettant le travail peu qualifié sur la péninsule à la concurrence de centaines de millions de quasi-esclaves.
Les choses se compliquent en ceci que le parti « conservateur » n’a pas seulement une composante affairiste, mais également nationaliste et autoritaire. Sans que cela soit le moins du monde contradictoire – tant s’en faut, les entrées dans le monde politique garantissant l’accès aux contrats les plus juteux, surtout pendant les années de décollage économique où le gouvernement avait la haute main sur un système de prêts bonifiés –, il est en même temps l’émanation politique des conglomérats et de l’armée, ce qui a parfois pour effet de faire fluctuer sa ligne. Il a hérité de la période militaire non seulement ses références et ses réflexes, mais le gros de son électorat, puisqu’il rassemblait les deux tiers des plus de 60 ans, contre seulement 44% des électeurs dans leur cinquantaine et 35% dans leur quarantaine lors de la présidentielle de l’an dernier
Tensions entre le Japon et la Corée du Sud »
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Jean Vinatier
Seriatim 2023
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