« Paul Rateau est maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est président de la Société d’études leibniziennes de langue française et vice-président de la Leibniz-Gesellschaft. Ses travaux de recherche portent principalement sur l’histoire de la philosophie moderne et en particulier sur l’œuvre de G. W. Leibniz. Il est notamment l’auteur de La question du mal chez Leibniz : fondements et élaboration de la Théodicée (Honoré Champion, 2008), Leibniz et le meilleur des mondes possibles (Classiques Garnier, 2015) et Leibniz on the Problem of Evil (Oxford University Press, 2019). »
« Leibniz mena tout au long de sa vie une intense activité diplomatique en vue d’établir la paix en Europe. Ses réflexions sur le droit de guerre et le projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre n’ont rien perdu de leur actualité ; le philosophe de l’optimisme tempère les rêves du pacifisme.
Guerres d’hier et d’aujourd’hui : de Kiev à Hanovre
Hannah Arendt écrivait dans Vérité et politique :
Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même
.
Pour expliquer la différence entre cette « matière factuelle » et les interprétations qui peuvent en être faites, Arendt cite la réponse de Clemenceau, à qui l’on demandait ce que, à son avis, les historiens du futur penseront de la délicate question des responsabilités dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne ».
Que diront les historiens de l’avenir sur les causes qui ont conduit à la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine ? Nous pourrions répondre, en paraphrasant le « Tigre » : nous n’en savons rien, mais ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’ils ne diront pas que l’Ukraine a envahi la Russie le 24 février 2022. Le rappel à ce fait élémentaire n’est jamais inutile : il n’interdit pas, par avance, un débat fécond sur le contexte et l’enchaînement complexe de circonstances qui aboutissent à un événement, mais il fixe et circonscrit le cadre dans lequel l’interpréter.
Cette guerre a pris la forme d’une agression d’un pays (l’Ukraine) par un autre (la Russie). Si les motifs allégués par l’agresseur pour justifier son invasion n’ont guère convaincu, en revanche, l’exercice par l’agressé de son droit de se défendre – garanti par l’article 51 de la Charte des Nations Unies dans le cas d’une « agression armée » – n’a pas été contesté. Alors que l’emploi du droit de guerre par l’un a pu être jugé illégitime, son emploi par l’autre a non seulement été reconnu comme juste, mais encore encouragé et soutenu, par l’octroi d’aides matérielles et financières par les pays qui soutiennent Kiev. De ce point de vue, le recours à la force armée, loin d’être condamné par principe au nom de la non-violence, d’un rejet de la guerre pour des raisons morales, a été parfaitement admis dans le cas de l’Ukraine. Les réticences observées dans certains pays, dans le soutien à apporter à l’agressé, ne sont pas venues d’un jugement moral sur la guerre, considérée comme mauvaise en soi, mais de la crainte d’une escalade du conflit, c’est-à-dire des conséquences de l’accroissement des moyens militaires fournis à la victime, face à un agresseur doté de l’arme atomique. À leurs yeux, le mal n’était pas tant la guerre, en elle-même, mais le risque de contribuer à la faire perdurer, ses effets prolongés sur l’équilibre mondial et ses répercussions économiques notamment – un motif qui n’a rien de moral.
La guerre n’apparaît donc pas en soi injustifiable, dès lors qu’elle se fonde sur la légitime défense. Il faut cependant se demander si la légitime défense, qui relève du droit de guerre, peut être admise sans son autre versant (son « revers), qui est le droit à l’action offensive, le droit de prendre l’initiative d’attaquer. Ces « deux » droits font partie du droit de guerre, de sorte qu’il paraît difficile de les dissocier, de prétendre garder l’un et renoncer à l’autre, en déclarant ce dernier par principe illégitime. Deux interprétations sont en réalité possibles.
La première consiste à considérer que ces deux droits dérivent en réalité d’un seul et unique droit fondamental, que Thomas Hobbes (1588-1679) définissait comme le « droit de nature », qui consiste en cette liberté que chacun a « d’user de son propre pouvoir pour la préservation de sa propre nature, c’est-à-dire de sa propre vie ; et, par conséquent, de faire tout ce qu’il concevra, selon son jugement et sa raison propres, être le meilleur moyen pour cela »
. Ce droit de conserver sa vie ne se réduit pas à la légitime défense, en cas d’attaque, puisqu’il autorise à agir pour la perpétuer et, à cette fin, de prendre l’initiative de la conquête et de l’appropriation. La seconde interprétation, plus restrictive et réductrice, revient à poser que ces deux droits ne se fondent pas sur un autre plus originaire, mais qu’ils n’en font en réalité qu’un seul, telles les deux faces d’une même pièce, et que l’un (le droit d’attaquer) ne peut tirer sa légitimité que de l’autre (le droit de se défendre), c’est-à-dire n’est justifiable que s’il en prend la forme. On a le droit d’agir de manière offensive parce qu’en attaquant, en réalité, on riposte et on se défend, contre une agression avérée ou une menace supposée – ce dernier cas impliquant une sorte d’application anticipée de la légitime défense (au sens strict).
Les Russes ont tenté de reprendre à leur compte cette dernière interprétation du droit de guerre – qui tend à assimiler le droit d’attaquer au droit de se défendre – en présentant leur intervention comme une opération visant à défendre les populations russes prétendument opprimées dans le Donbass, puis en invoquant le droit à la sécurité de la Fédération de Russie face à l’élargissement de l’OTAN jusqu’à ses frontières, avec l’adhésion à l’Alliance de pays appartenant autrefois à sa sphère d’influence. Le droit de guerre est clairement utilisé de manière à transformer l’action offensive en action défensive et/ou préventive, c’est-à-dire en une action menée au nom de la légitime défense (de populations en danger qu’il faut protéger) et/ou afin d’empêcher un conflit imminent avec un voisin jugé menaçant. Le paradoxe – sinon l’ironie – est évidemment de voir les belligérants se justifier de la même manière, en recourant également au même article 51 de la Charte des Nations Unies ! Les arguments avancés par les Russes, quoi que l’on en pense, montrent, au-delà du cas de l’Ukraine, que le droit d’attaquer peut trouver sa justification – et pour certains il ne peut la trouver que là – s’il est ramené au droit de se défendre ou s’il en est une extension. L’un et l’autre deviennent alors l’expression d’un droit unique, le droit de guerre, qui, s’il n’est pas détourné de la fin qui en justifie l’usage (et ne masque pas une volonté de conquête), fonde le concept traditionnel de « guerre juste ».
Droit de guerre, droit de se défendre, droit à la sécurité, guerre juste sont autant de notions élaborées et discutées par la philosophie au cours de son histoire. Il est frappant de les voir convoquer dans les débats sur les événements d’Ukraine et dans les analyses qui leur sont consacrées, sans toujours l’éclairage historique nécessaire ni la prise en compte de leur signification complexe et de leurs implications multiples. On y trouve évidemment aussi des références à la paix, aux conditions à réunir pour l’établir et, surtout, pour la faire durer. C’est alors une autre idée, là encore puisée dans l’histoire de la pensée, qui est parfois évoquée : celle de paix perpétuelle. Des essayistes et universitaires ont pu voir dans la guerre en Ukraine la fin d’une ère et la source d’une grande désillusion : elle marquerait l’échec d’une croyance en l’instauration d’une paix définitive par le droit, qui rendrait toute guerre illicite et finalement impossible, par la reconnaissance universelle de principes, l’adoption d’institutions et de procédures empêchant le conflit armé entre les nations (et offrant les mécanismes permettant le règlement pacifique de leurs différends). Sur le continent – l’Europe – qui a vu naître au XVIIIe siècle de tels projets de paix perpétuelle, sous la plume de l’abbé Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre (1658-1743) ou sous celle d’Emmanuel Kant (1724-1804), se verrait ainsi anéantie cette promesse des Lumières, par l’affrontement direct ou indirect d’États modernes, membres d’une organisation, l’ONU, dont le but explicite est de maintenir la paix et la sécurité dans le monde
. On assisterait alors à un retour de « la logique séculaire du primat de la force, ou de l’équilibre des forces », qui ferait de « la perspective d’un dispositif de sécurité collective à vocation universelle, où les États accepteraient de gager leur sécurité sur des actes juridiques », une « vue de l’esprit ». À défaut de pouvoir arrêter ou même de limiter la guerre par le droit, nous en serions réduits à nous rabattre sur le respect du droit dans la guerre (le droit international humanitaire et le droit international pénal) : « Il y a là, paradoxalement, estime Jean-Marc Sorel, à la fois une part d’incontestables progrès, et une part de tragique reniement. La structuration du maintien de la paix dans sa version onusienne étant pour le moins grippée (si ce n’est définitivement décrédibilisée), il n’est plus question d’arrêter la guerre, puisque c’est impossible, mais d’en limiter les conséquences et de prévoir un après-guerre dont personne n’en connaît la date »
.
Touchant ces deux questions, d’une part, la guerre et sa justification, d’autre part, l’idée de paix perpétuelle, un auteur, qui n’est pas habituellement rangé parmi les principaux penseurs de la politique, alors qu’il y a consacré de nombreux écrits et qu’il est même l’un des rares à l’avoir pratiquée, mérite d’être évoqué : Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), le philosophe de Hanovre. Leibniz ne fut pas seulement ce grand métaphysicien et ce mathématicien de génie, le philosophe des monades, du système de l’harmonie préétablie et le défenseur de la thèse du meilleur des mondes possibles : il fut aussi diplomate, conseiller juridique et politique au service de plusieurs princes (le prince-archevêque et électeur de Mayence, les ducs de Brunswick-Lunebourg, l’empereur Charles VI, le Tsar Pierre le Grand). Ses écrits politiques ne relèvent pas de la seule réflexion théorique, mais témoignent d’une connaissance très informée de l’état de l’Europe, des forces en présence, des intérêts et des ambitions des souverains de son temps. Il est notamment l’auteur de mémoires, de manifestes et de pamphlets dirigés contre la politique d’expansion et d’hégémonie menée par Louis XIV, et pour la défense du Saint-Empire Romain germanique, de son intégrité et de ses droits. Bien qu’il se situe dans un contexte intellectuel et historique très différent du nôtre – mais peut-être en raison justement de cette différence – il n’est pas sans intérêt de se pencher sur sa conception de la guerre (objet de la section 2) et sa critique du projet d’instaurer, par le droit, une paix définitive entre les nations (objet de la section 3), dans la mesure où elles permettent d’aborder avec un autre regard ces questions brûlantes qui agitent nos contemporains.
Les conditions de la guerre juste et la balance de l’Europe »
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Jean Vinatier
Seriatim 2023
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