« Olivier Dujardin, chercheur associé au CF2R (Centre français de recherche sur le renseignement), responsable de la rubrique technologies et armement et consultant indépendant. Il a plus de 20 ans d’expérience dans la guerre électronique, le traitement des signaux radar et l’analyse des systèmes d’armes. Olivier Dujardin a successivement exercé des fonctions opérationnelles dans la guerre électronique, dans l’étude des systèmes de radar, de guerre électronique, l’analyse et la collecte de signaux électromagnétiques. Il a également occupé le poste d’expert technique en systèmes de recueil SIGINT. »
« Les experts TV, ayant chanté tout l’été, se trouvèrent fort dépourvus quand l’évidence fut venue. »
Certes, cette boutade est un peu réductrice car ils n’ont pas tous tenu les mêmes propos, loin de là ; mais malgré tout, le discours le plus largement répandu fut le même. Parmi les issues possibles de la contre-offensive ukrainienne qu’évoquaient les « spécialistes », deux étaient présentées comme pratiquement « certaines » et une troisième fut évoquée par pure forme tant elle paraissait improbable. Ces extrapolations sont parfaitement résumées dans un article publié par Philippe Gros et Vincent Tourret sur le site de l’Institut des hautes études de la Défense nationale (IHEDN) au mois de juin 2023[1]. Le premier scénario avançait que cette contre-offensive allait provoquer un effondrement côté russe (effondrement régulièrement prédit depuis le début de l’invasion[2]) une fois que la première ligne de défense serait percée, permettant ainsi une reconquête rapide des territoires. « Le second scénario est celui d’une indiscutable victoire tactique ukrainienne, là encore récupérant des portions non négligeables de territoire. […] Elle obtiendrait un succès dont la portée égalerait voire dépasserait ceux de l’automne dernier, mais qui ne parviendrait toutefois pas à déstabiliser l’ensemble du système de force russe. C’est dans ce contexte que l’on aboutirait mécaniquement à une baisse d’intensité des combats du fait de l’épuisement des belligérants et à ce fameux « gel du conflit », au moins transitoire, qu’anticipent les Occidentaux, et qu’espèrent Poutine et ses séides.
Le troisième scénario est celui d’un échec, même tactique, de l’offensive ukrainienne. Compte tenu de l’écart du rapport de force, il paraît de très loin le moins plausible. Il aboutirait de toute façon au même gel du conflit que le précédent.«
A quelques détails près, voilà ce que l’on retrouvait dans nos médias. Seulement il semble bien que ce soit le troisième scénario, le « moins plausible », qui se réalise aujourd’hui. Il faut alors se demander pourquoi les arguments avancés, qui plaidaient pour les deux premières versions, ne se sont pas révélés aussi pertinents qu’attendus.
L’argumentaire
Quatre arguments principaux ont été avancés pour expliquer la grande probabilité des deux premiers scénarios.
La force morale des Ukrainiens. Leur formidable motivation doit permettre de prendre l’ascendant sur leur adversaire, d’être plus résilients et agressifs. Cela rejoint un peu la vision stratégique des premières années de la Première Guerre mondiale avec le « culte de l’offensive ». La force morale des soldats devait submerger l’adversaire. Seulement, si la force morale des combattants est une chose importante, elle n’est pas suffisante pour gagner, même au prix de très fortes pertes. Sans une bonne stratégie, un niveau tactique suffisant, une formation de qualité et des équipements adaptés, la force morale apparaît comme un avantage un peu mince. De plus, est-on vraiment certain que le moral des Ukrainiens est très haut ? Les problèmes de mobilisation et le récent limogeage des responsables des centres de recrutement sont des indices que ce moral n’est peut-être pas si élevé et qu’on le surestime peut-être[3].
La longueur du front défavorable aux Russes. La très grande longueur du front oblige les Russes à immobiliser une grande partie de leurs forces pour tenir leur ligne de défense. « Si elle est traversée, si une brèche permet aux forces ukrainiennes de s’engouffrer de l’autre côté, les Russes ne disposeront que de moyens très limités pour organiser un nouveau système de défense derrière cette digue. Autrement dit, si la digue cède, le dispositif craque. »[4]
Cet argument semble oublier que, si tenir une ligne de front aussi longue exige effectivement beaucoup de troupes, cela est vrai pour les deux camps. Les Ukrainiens subissent les mêmes contraintes que les Russes et la présence sur ce front fixe également la très grande majorité des brigades ukrainiennes. Ainsi, comme pour les Russes, il leur devient difficile de concentrer suffisamment de troupes en un point pour tenter de percer le front. Sa longueur est une contrainte similaire pour les deux belligérants d’autant qu’ils sont, globalement, à parité numérique.
L’hypothèse suppose aussi que les Russes ne pourraient se rabattre sur leurs lignes de défense érigées en arrière, comme si le franchissement de la première digue impliquait l’anéantissement des forces qui la défendent. Or, dans la réalité, les armées n’attendent jamais d’être totalement détruites pour reculer. Elles se replient dès que leur position devient intenable pour aller se rétablir sur la suivante. Cela permet de limiter les pertes et d’assurer une résistance forte dans la durée, en sacrifiant à chaque fois assez peu de terrain. L’objectif de cette tactique, bien connue depuis la Première Guerre mondiale, est d’user l’attaquant sur différentes lignes de défense jusqu’à l’épuiser suffisamment afin qu’il ne puisse plus avancer. C’est exactement ce que font les forces russes, ce n’est ni surprenant, ni innovant, c’est juste logique.”
La suite ci-dessous :
https://cf2r.org/rta/ukraine-et-gueule-de-bois/
Jean Vinatier
Seriatim 2023
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