« Identifier la rupture
historique dans le présent, un exercice périlleux
Si l’histoire est faite par les historiens et
l’actualité par les hommes, l’un des paradoxes de la science historique – et
corrélativement l’un de ses obstacles – est précisément que l’histoire est
faite par un homme à la fois observateur du présent et interprète du passé.
L’historien est donc à la croisée d’une double tension intellectuelle :
analyser le passé avec son regard du présent, observer le présent avec son
interprétation du passé.
Interpréter le passé, c’est donner un sens à
la chronologie, c’est la condenser dans des moments de ruptures explicatives.
Cette opération de condensation a le bénéfice de démêler l’écheveau de la
complexité événementielle à travers la simplicité d’un prisme interprétatif.
Interpréter les événements c’est au fond peser, évaluer, trier, conserver les
faits déterminants, rejeter les quantités négligeables. C’est finalement
construire la chronologie et rendre tangible les ruptures. L’événement-rupture
quant à lui, est un basculement, une discontinuité dans la continuité
temporelle, un bouleversement notable avec un avant et un après.
Il est d’autant plus aisé pour
l’interprète-historien d’identifier la rupture passée que l’après rupture est
donnée dans une perspective historique déjà visible. En revanche, l’observateur
du présent, historien ou non, peut identifier un événement présent comme une
rupture alors que l’histoire prouvera qu’il n’en est rien. Inversement, ce même
observateur peut vivre la rupture sans la voir puisque l’après rupture est
encore invisible.
Les guerres
et les révolutions sont-elles des indices de rupture ?
« L’histoire
universelle n’est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont
ses pages blanches. » Cette formule, extraite des Leçons sur la
philosophie de l’histoire du philosophe allemand Hegel, peut servir de
guide méthodologique pour identifier l’événement-rupture. Si nous retenons de
l’histoire sa dimension tragique faite essentiellement de guerres et de
révolutions, c’est sans doute parce que ce genre d’événement peut prétendre
constituer des moments décisifs de compréhension. Ils sont des marqueurs qui
méritent toute notre attention.
Tentons d’illustrer ces quelques réflexions par
l’exemple, ou plutôt commençons par le contre-exemple. Les biens mal nommés
« printemps arabes » de 2011 ont pu laisser penser à l’observateur
contemporain que nous avions à faire aux signes objectifs d’une rupture
révolutionnaire avec à la clef l’avènement de la liberté démocratique dans le
monde arabe. Rares sont les contemporains irrévérencieux qui contre les
opinions reçues ont analysé qu’il n’en était rien. Au risque de subir les
affres de l’ostracisme intellectuel, rares sont les rabat-joie qui ont osé dire
que ces expressions de « printemps arabes », de
« liberté », de « droits de l’homme » et de
« démocratie » n’étaient que préjugés, la projection de catégories occidentales
en l’occurrence peu consistantes qui ne correspondaient pas à la réalité
sociologique et politique régionale. Ces catégories ont été évidemment
largement relayées par les médias occidentaux du tout-venant et le nez pointé
sur l’information du jour, l’Occident a célébré le Moyen-Orient touché par la
grâce révolutionnaire et démocratique.
Pourtant, il n’y a pas eu d’authentique révolution
démocratique ni en Tunisie – quand bien même ce cas est plus discutable que les
autres – ni en Égypte, ni en Libye, ni en Syrie, ni au Yémen, ni à Bahreïn.
Nous avons voulu voir ce que nous croyons, principe peu défendable du point de
vue scientifique, alors que nous aurions dû inverser la syntaxe dans une
approche empirique et croire en ce que nous voyons. Comprenons par le verbe
« voir » : enquêter, analyser, distinguer. Nous conseillons à ce
propos l’excellent ouvrage d’Alain Chouet, Au cœur des services spéciaux. La
menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers. L’auteur, ancien
directeur de la DGSE, chargé de mission notamment à Damas ou Beyrouth,
arabophone, pétri de culture arabo-musulmane et de ses alentours (Turquie,
Iran, Afghanistan et Pakistan) mérite une attention particulière sur le sujet.
L’ouvrage questionne[1]
en effet cette expression de « printemps arabes » dans sa
spontanéité, sa profondeur et son authenticité. Au fond, dit-il, la question
n’est donc pas tant de savoir pourquoi ces pays arabes connaissent de tels
mouvements de contestations en 2011, mais plutôt : pourquoi les
Occidentaux s’y intéressent-il tant, alors que depuis la fin des années 60 les
contestations violentes dans cette région sont observées avec une splendide
indifférence ? D’une manière générale, l’Occident a manifesté, il est
vrai, un enthousiasme doublé d’une volonté « bienveillante » et toute
paternaliste d’accompagner le « dégagisme » des autocraties arabes.
En préambule de l’analyse de Chouet, relevons sa formule qui propose une
analogie intéressante : « Quelle aurait été la légitimité des
révolutionnaires de 1789 si c’était une coalition anglo-russo-prussienne qui
avait coupé la tête du roi de France ? »[2].”
La
suite ci-dessous :
https://cf2r.org/tribune/la-guerre-en-ukraine-est-elle-une-rupture-historique/
Jean
Vinatier
Seriatim2024