« Même les personnes qui ne connaissent pas les épopées médiévales ont probablement entendu le récit du neveu de Charlemagne, Roland, et de sa mort héroïque dans les montagnes pyrénéennes. Elle aurait même été chantée aux soldats de Guillaume le Conquérant, à la veille de la bataille d'Hastings. Près de 1000 ans plus tard, elle est toujours reprise dans des cours universitaires ou réinventée dans des romans fantastiques populaires. Lorsqu'on évoque la Chanson de Roland, on pense d'abord à sa version courte et archaïque. Pourtant, elle a été presque entièrement perdue et n'est conservée que dans un seul manuscrit, bon marché et d'aspect amateur, copié quelque part près d'Oxford dans la première moitié du XIIe siècle. Pourquoi ne conservons-nous qu'un seul manuscrit de cette illustre version, alors que nous possédons 10 manuscrits des versions rimées ultérieures, dont certaines ont été copiées en Italie près de 200 ans plus tard ?
Il ne s'agit pas d'un cas isolé de texte perdu, ou presque, depuis les livres bibliques perdus jusqu'à la majorité de l'Histoire de Rome de Tite Live, en passant par l'épopée de Beowulf ou le roman Iseut de Chrétien de Troyes.
Cela soulève une question importante sur la transmission de la culture et des textes : quel est le rôle du hasard et des facteurs sociaux, culturels, textuels ou matériels dans la transmission de la culture et dans la survie, l'évolution ou l'extinction des œuvres littéraires ?
Les philologues, comme les biologistes et les linguistes, ont adopté depuis le XIXe siècle l'arbre généalogique comme métaphore pour représenter les relations entre les différents documents contenant une œuvre donnée, telles qu'elles peuvent être déduites des innovations (erreurs, mutations) qu'ils présentent. Depuis au moins Joseph Bédier en 1928, il a été observé que ces arbres présentent des formes très particulières et très déséquilibrées, difficilement explicables intuitivement.
Ce problème des « arbres déséquilibrés » est également présent en biologie, où il a fait l'objet de beaucoup d'attention et de recherches.
Pour répondre à cette question de longue date, un nouveau projet de recherche, appelé LostMa, démarre à l'École des chartes et sera présenté au cours de cet exposé. Il adopte une méthodologie entièrement révisée, combinant l'expertise philologique avec la modélisation mathématique et les simulations informatiques, l'analyse des données philologiques et l'intelligence artificielle pour l'analyse des manuscrits.
Ce projet vise à évaluer le rôle des facteurs sociaux et culturels, tels que les changements dans la production des livres, l'autorité, ou les différents contextes des cultures insulaires ou continentales. Enfin, il espère ainsi mieux comprendre la « vie et la mort » des artefacts culturels et les pièces manquantes du puzzle qui sous-tendent la plupart de nos connaissances sur les cultures du passé. »
Jean Vinatier
Seriatim2024
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